«POV : quand tu reçois un collector et qu'il est encore plus beau que le dernier ». Au printemps dernier, De Saxus publiait une nouvelle version de son best-seller, Le prieuré de l'oranger de Samantha Shannon. Jaspage à motifs, dos rond, couverture cartonnée avec jaquette, cette édition dite « draconique » avait tout pour plaire aux fans de livres-objets, sauf que sur Tik Tok certaines lectrices ne l'entendaient pas de cette oreille. « On nous prend pour des vaches à lait », s'énerve l'une d'elles. En cause, la maison qui avait déjà publié un collector du livre deux ans auparavant. « Je comprends les lecteurs, glisse Maxime Lepelletier, libraire à L'Esperluète à Chartres. Parfois même nous, on s'y perd entre tous les collectors présentés au catalogue ! »
Lire aussi : Jennifer Rossi : « Chez Auzou, nous avons toujours considéré que l'objet est un outil pour embarquer le lecteur »
Alors que le poche a baissé de 2 % en 2024, le livre-objet serait-il l'avenir commercial de l'édition ? En tout cas, malgré ses formats souvent non conventionnels, il a trouvé sa place en librairie, que cela soit dans les bacs jeunesse, aux côtés des beaux livres ou encore sur les étagères papeterie ou puzzle. « Quand j'ai débuté, les livres en tissus étaient considérés comme des jouets. Aujourd'hui, les libraires se sont considérablement ouverts à cette forme », témoigne Catherine Hellier du Verneuil, directrice éditoriale chez Glénat Jeunesse. « Les méthodes de base restent les mêmes mais je constate un engouement pour cette forme », complète Alix Willaert, cheffe de fabrication chez Albin Michel Jeunesse.
De l'écran à l'objet
Pour elle, comme pour Catherine Hellier du Verneuil, le constat est simple, cette appétence viendrait de la présence de plus en plus forte du numérique. « Avec un écran, on n'a pas ce degré d'appropriation que l'on peut avoir avec un livre-objet », précise Alix Willaert.
Alexandre Chaize, fondateur des Éditions du livre, l'a bien compris. « Ce que je souhaite, c'est faire vivre une expérience en permettant aux lecteurs de se saisir de l'objet ». Dans cette veine, il sort en novembre prochain Villa de Julie Safirstein, un livre qui se présente comme une étroite carte postale et que l'on peut déplier pour former une architecture imaginaire. Avec 25 000 abonnés au compteur, l'éditeur présente sous forme de courtes vidéos Instagram ses ouvrages manipulables. « Il y a encore deux ans, je passais pour un ovni, maintenant mes livres commencent à être visibles pour le grand public. Les réseaux m'ont aidé à franchir des barrières », se réjouit-il avec, preuve à l'appui, un reel à 150 000 vues du titre Hello Tomato de Marion Caron et Camille Trimardeau. « Ça a relancé les ventes ».
Pour les adultes, un objet d'art
Si l'algorithme est friand des formats originaux d'Alexandre Chaize, il l'est encore plus des collectors, ces rééditions luxueuses de livres comme Quand nos os retourneront à la terre de Victoria Schwab, Détruire le jour de Brigid Kemmerer ou encore Lady Orgueil et Mister Préjugés de Bianca Marconero. « Les nouvelles imprimantes numériques permettent de créer des motifs en plus du jaspage couleur, ce qui n'était pas possible avant », indique Alix Willaert qui considère les collectors comme des livres-objets.
Alix Willaert, cheffe de fabrication chez Albin Michel Jeunesse.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« Pour les lecteurs adultes, le livre-objet est l'occasion de vivre une autre expérience, plus sensorielle. Même un poche devient un objet d'art, c'est un objet décoratif pour un budget raisonnable, et un cadeau qui peut plaire à beaucoup de monde », confirme Raphaëlle Faguer. Ancienne directrice artistique du Livre de Poche et aujourd'hui indépendante, elle se souvient avoir conçu pour cet éditeur un ouvrage dont la couverture se fermait sur elle-même avec un système de découpe afin de former un emballage. Un défi technique mené avec le cartonnier Boutaux, qui a été un gros succès commercial.
Catherine Hellier du Verneuil, directrice éditoriale jeunesse chez Glénat.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« Ça attire l'œil et ça fait beau », résume Flo BookTok, influenceuse littéraire dont le compte TikTok présente de nombreux spécimens de ce type. « Certaines maisons vont jusqu'à publier le livre broché avant celui relié. Je ne vais pas m'en plaindre car j'aime ces formats. Mais il faut reconnaître que ça pousse à la conso », regrette-t-elle.
Top 5 des livres-objets
> Le plus connu reste la collection de la Pléiade, dont Gallimard vend près de 230 000 exemplaires par an. Ses adeptes n'hésitent pas à débourser 131,50 euros pour lire Les frères Karamazov sur papier bible 36 chamois, quand il leur en coûterait 18 euros en édition de poche.
> Le plus poétique est l'édition limitée d'Une nuit sur le mont Chauve (éditions de La Différence), un recueil de Michel Butor, illustré par Miquel Barceló et imprimé à la main par les Ateliers d'Offard. Chaque exemplaire a été réalisé sur huit rouleaux de papier noir de 3,5 mètres de long, qui forment une fresque de 35 m.
> Le best-seller incontestable est La chenille qui fait des trous, l'album jeunesse d'Eric Carle. Paru chez Nathan en 1972, puis réédité sans discontinuer depuis 1995 par Mijade, il trône toujours dans les chambres des tout-petits et dans les bibliothèques.
> Les plus amusants ? Les petits livres de poésie de John Crombie comme Whereof... Thereof...(Kickshaws, 1996), dont les pages s'ouvrent dans tous les sens afin de permuter les vers à l'infini. À rééditer d'urgence !
> Le plus collaboratif : l'édition reliée collector du roman de fantasy Un si fragile enchantement d'Allison Saft (Bragelonne), dont les lectrices peuvent broder la couverture.
Pour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
À la conso mais aussi à la découverte. Classique oublié de la littérature jeunesse, la série Anne de Green Gables de Lucy Maud Montgomery a bénéficié d'une nouvelle vie en 2020 grâce aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Sa publication en exemplaire toilé puis en coffret a provoqué un engouement monstre chez les lectrices, qui ont redécouvert cette saga écrite en 1908 (87 857 exemplaires écoulés pour le premier tome, selon GFK).
Alexandre Chaize, fondateur des Éditions du livre.- Photo CHRISTOPHE URBAINPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Une tendance qui toutefois n'embarque pas tous les genres. « À Noël, certains éditeurs tentent le collector sur d'autres rayons, comme le polar avec des versions brillantes de Chattam ou de Thilliez mais ça ne prend pas trop, à l'inverse de la fantasy ou de la romance, qui sont des valeurs sûres », précise Maxime Lepelletier.
La jeunesse en force
Dans sa librairie rue Noël Ballay, à Chartres, un autre rayon est en amour pour le livre-objet. Livres tissus, tout carton, pop-up, livres à toucher ou à odeurs, le coin jeunesse regorge d'ouvrages atypiques en tous genres. « Je pense que le livre-objet précède le rapport à la lecture. Il permet de combler en partie cette zone grise entre 0 et 6 ans, où l'enfant ne sait pas encore lire », explique Alexandre Chaize.
Effectivement, selon GFK qui restreint le livre-objet à la jeunesse et à l'éveil, ce segment pèse en 2024 pas moins de 21 millions d'euros. Côté titres, c'est le fonds dit « ancien » qui enregistre les meilleures ventes avec sur le podium, en première position, Mon livre des odeurs et des couleurs : les fruits, paru chez Auzou en 2015, ou encore à la huitième place Regarde comme je t'aime d'Emiri Hayashi, paru chez Nathan Jeunesse en 2013.
Le Douanier Rousseau (Gallimard)- Photo GALLIMARDPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Idem chez Glénat Jeunesse, dont l'un des gros succès de ces dernières années est La couleur des émotions, sa version pop-up ayant plus de 10 ans aujourd'hui. « À l'origine, La couleur des émotions était un livre classique. C'est au moment où on est passé au format pop-up que les ventes ont explosé », se souvient Catherine Hellier du Verneuil. Pour autant, la directrice continue d'innover. En septembre, elle lance un livre à rubans intitulé Je t'aime en couleurs puis une nouvelle collection de livres carrousels avec deux titres, La légende des licornes et Les quatre saisons. « Et si ça marche, on continuera ! »
Jennifer Rossi, directrice éditoriale Romans aux éditions Auzou.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Pour autant, le secteur reste fragile. Malgré une hausse du prix moyen de 1,8 %, le livre-objet observe, selon GFK, une baisse en volume (-7,6 %) et en valeur (-5,6 %). De quoi fissurer un équilibre déjà précaire. La majorité des livres complexes, avec de la pose de document, l'association d'objet ou des reliures élaborées sont imprimés à l'étranger : Chine, République tchèque, Italie, où les prix sont plus attractifs. Et tant pis pour l'empreinte carbone.
Les imprimeurs français assurent l'embellissement industriel, pelliculage soft touch, dorures, vernis sélectifs, qui est devenu un quasi-standard. « En jeunesse, on ne peut pas dépasser les 25 euros, or souvent ces contraintes économiques de marché ne sont pas en accord avec les ambitions des auteurs. En parallèle, le coût des matières premières a vraiment augmenté depuis la pandémie », s'attriste Alix Willaert, qui a trouvé quelques techniques pour optimiser les coûts.
Flo Booktok, influenceuse littéraire sur TikTok.- Photo DRPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Parmi elles, la recherche de partenaires ou de coéditeurs avec par exemple des versions bilingues ou encore des tirages en différentes langues pour mutualiser les coûts d'impression. C'est aussi le cas d'Alexandre Chaize, qui publie des ouvrages sans texte, ce qui lui permet d'exporter la moitié de sa production à l'étranger.
Certaines collections, comme « Pop-art » lancée par Gallimard en début d'année, peuvent même naître de cette recherche d'équilibre. « Depuis longtemps nous publions la collection "Carnet d'expo", mais ces titres sont très compliqués à fabriquer. Nous voulions donc proposer à côté une autre gamme plus simple et moins chère pour viser un autre public », développe Nathalie Bailleux, directrice éditoriale Livres d'art et livres illustrés chez Gallimard. À moins de 10 euros, ces livres-objets de poche ont connu un véritable succès. Les quatre premiers titres, en rupture de stock, ont dû être réimprimés et quatre nouveaux - sur des œuvres de Munch, Le Douanier Rousseau, Turner et Vermeer - sont prévus pour octobre.
Retrouvez en document lié en haut à gauche de cet article le PDF du classement NielsenIQ Bookdata des meilleures ventes de livres objets de juin 2024 à mai 2025
Récits de cocréation
La conception d'un livre-objet est aussi l'occasion de fédérer l'ensemble des acteurs de la chaîne éditoriale autour d'un projet commun.
Pour les créatifs, le livre-objet est un magnifique terrain de jeu. « On n'est pas forcément plus libre, car le cahier des charges est très précis, mais c'est de la contrainte que naît l'inventivité », explique Raphaëlle Faguer, aujourd'hui graphiste et directrice artistique indépendante. Elle cite en exemple la réalisation pour Charleston d'une édition collector des Sept sœurs de Lucinda Riley, paru l'an dernier. « Dans ce cas précis, l'enjeu d'être à la fois grand public et un peu luxe m'a menée à imaginer un travail de découpe et de dorure très intéressant. »
Ces projets apportent du souffle aux équipes des maisons. Leur conception oblige à inclure de multiples sensibilités, celles de l'éditeur, des libraires, des commerciaux, du graphiste, qui rencontrent celle de l'écrivain. En alliant la typographie, le graphisme, les jeux de matières et le format autour du texte, le livre prend corps différemment, et gagne en puissance en mettant en forme ces subjectivités variées. « En tant qu'autrice, j'étais ravie », explique Béatrice Égémar, dont le roman épistolaire jeunesse La grande guerre d'Émilien a été publié par l'Élan vert, sous forme d'un livre fermé par un élastique à la façon des carnets Moleskine. « Je trouvais l'objet très beau et, en plus, ça le rend très solide car la couverture est épaisse. J'avais conscience que c'était une chance d'être publiée dans cette collection-là. »
« Dans le livre-objet, tout est soigné. Chaque détail compte »
Le roman, sélectionné en 2023 pour le prix des Incorruptibles, a remporté un franc succès auprès des écoliers et des enseignants ; son autrice est convaincue que l'originalité du format a -participé à cet engouement. Elle regrette que le secteur du roman adulte, pour lequel elle écrit également, reste plus timide que celui de la jeunesse. « Un beau livre, ça attire. Quand j'ai présenté mon roman graphique Germaine Cellier. L'audace d'une parfumeuse (Nathan BD) au salon Quai des bulles, se souvient-elle, les lecteurs prenaient le livre, touchaient la couverture toilée, le médaillon, et l'achetaient sans regarder le prix. » L'ouvrage était pourtant bien plus cher qu'un livre broché standard.
Une forme qui donne envie de découvrir le fond et capte les lecteurs : pour beaucoup d'éditeurs, c'est l'enjeu du livre-objet. Pour les fabricants, c'est un défi qui fait appel à tout leur savoir-faire. « Dans le livre-objet, tout est soigné, explique Hubert Pedurand, directeur des imprimeries Laballery-Floch. Chaque détail compte : l'épaisseur du papier, le pliage, le gaufrage, l'assemblage, l'emboîtage manuel... L'intelligence de la main prolonge la puissance de la machine. Je vois ces ouvrages comme une forme d'aboutissement, de perfection profonde et silencieuse, où l'imprimé parle aux cinq sens. Le paradoxe est qu'il n'est pas forcément lu. »
Elisabeth Segard
Pour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.






