Le litige opposait une chercheuse ayant réalisé plusieurs entretiens filmés avec Carole Roussopoulos, vidéaste et féministe engagée, en avril et août 2007 dans le cadre de la préparation de sa thèse de doctorat sur « le cinéma et la vidéo saisis par le féminisme en France de 1968 à 1981 », consacrée à l'histoire du groupe « Insoumuses », à la société Les Productions cinématographiques de la Butte Montmartre, productrice du film intitulé « Delphine et Carole, insoumuses ». Constatant que ce film comportait plusieurs extraits de ses enregistrements audiovisuels, la chercheuse a assigné la société productrice en justice pour obtenir réparation de l'atteinte portée à ses droits d'auteur.
L’arrêt de rejet prononcé par la première chambre civile de la Cour de cassation le 15 octobre 2025 (n° 24-12.076) confirme la protection par le droit d'auteur d'entretiens filmés et établit une distinction essentielle entre la teneur personnelle des propos d’une personne interviewée et la contribution nécessaire à l’originalité formelle de l’œuvre pour prétendre à la qualité de coauteur.
Un litige autour d’entretiens filmés
Pour se défendre, la société productrice invoquait l'irrecevabilité de l'action en raison de la qualité de coauteur de Carole Roussopoulos — décédée entre-temps — et remettait aussi en cause la qualité d'auteur de la chercheuse. La Cour de cassation était saisie d’un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 10 novembre 2023, qui avait déclaré recevables les demandes de la chercheuse et jugé qu’il y avait eu atteinte à ses droits patrimonial et moral.
L’œuvre originale de l’intervieweur
La Cour de cassation rappelle que l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif, et que l'œuvre est protégée dès lors qu'elle revêt une forme originale. Un entretien filmé constitue en tant que tel une création protégée par le droit d'auteur dès lors qu'il revêt une forme originale. Cependant, la Cour précise que la personne interrogée lors d'un tel entretien peut se voir reconnaître la qualité de coauteur à la condition qu'il soit démontré qu'elle a contribué à l'originalité de celui-ci.
L’absence de qualité de co-auteur de l’interviewée
La société de production arguait que la cour d'appel aurait dû reconnaître la qualité de coauteur à Carole Roussopoulos sur la base de son récit autobiographique de près de neuf heures portant l'empreinte de sa personnalité. Mais la Cour de cassation a rejeté ces arguments, considérant que la société productrice aurait dû apporter la preuve que Carole Roussopoulos avait participé à la conception, à la préparation ou à la direction des entretiens filmés ou qu'elle avait contribué, d'une façon ou d'une autre, à une forme spécifique et originale de ces derniers.
Et c’est donc souverainement que la Cour d’appel avait retenu que Carole Roussopoulos n'était jamais intervenue dans la conception des entretiens, n'avait jamais donné de directive et s'était bornée à répondre aux questions posées dans l'ordre décidé par la chercheuse, sans contribuer à la rédaction, au choix ou à l'ordonnancement de ces questions. Ces constatations factuelles suffisaient donc à écarter la qualité de coauteur de Carole Roussopoulos.
La qualité d’auteur de l’intervieweur
Par ailleurs, la société productrice contestait la qualité d'auteur de la chercheuse, en arguant que la cour d'appel n'avait pas suffisamment précisé la nature des choix effectués par l'intervieweuse pour conférer l'originalité. Mais la Cour de cassation a confirmé la qualité d’auteur de la chercheuse aux motifs qu’elle avait pris l'initiative des entretiens filmés, qu’elle avait conçu et élaboré seule le plan et la progression de ceux-ci, qu’elle avait choisi les thèmes spécifiques abordés et les questions précises, selon ses connaissances de l'œuvre de Carole Roussopoulos et qu’elle avait donné aux entretiens une tournure, une conception et une impression d'ensemble empreintes de sa personnalité.
Définition de la contribution créative aux choix formels
En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation confirme que, dans le contexte d'un entretien, la seule expression de propos personnels, même longue et de qualité, ne suffit pas à établir la co-paternité de l'interviewé. Cette qualité est subordonnée à la preuve d'une contribution créative aux choix formels (conception, plan, progression, ordonnancement) conférant l'originalité à l'œuvre d'ensemble.