Entretien

C'est l'interview la plus directe que j'aie jamais donnée !" lance-t-il à la fin, tout sourire. Et merci, señor Liscano, de vous être prêté à l'exercice. Il faut dire que votre nouveau livre, Le lecteur inconstant, est si particulier que les explications de son auteur ne peuvent que l'éclairer et susciter chez le lecteur l'envie de s'y aventurer.

Photo LOUIS MONIER

Comme le titre le laisse supposer, il s'agit d'un livre en deux parties, mais "écrites en parallèle", précise Liscano. Et aussi "d'une création au second degré". En clair : Le lecteur inconstant est un essai partiellement autobiographique sur un écrivain uruguayen qui, ayant commencé à écrire en prison en 1981, et n'ayant jamais cessé depuis, se trouve confronté à la pire des angoisses : la panne sèche, l'impuissance créatrice. Pour essayer de s'en sortir, il se met à lire ou à relire tous les classiques, et vient alors sous sa plume la Vie du corbeau blanc, une espèce de fable parodique où l'animal bavard s'approprie les aventures des héros des plus grands romans du patrimoine mondial, que l'auteur n'hésite pas à pasticher. "La deuxième partie est pleine de plagiats, et pas tous avoués ! s'amuse Liscano. Avec mon traducteur, Jean-Marie Saint-Lu, on a même décidé de faire un concours pour les identifier... Le plus difficile à écrire, peut-être, c'est la partie en vieux suédois où Balzac parle de Swedenborg, ou encore le pastiche de Moby Dick, où j'ai dû ramener le roman-fleuve de Melville à quarante pages !" On le croit sur parole. Mais ce qui compte, dans cette histoire, c'est qu'un écrivain qui expliquait qu'il ne parvenait plus à écrire est parvenu à achever, début 2010, les deux textes qu'il avait entrepris en simultané.

"Ce livre m'a permis de me lancer dans une écriture plus libre, poursuit Carlos Liscano, sans une histoire à raconter, et en toute complicité avec le lecteur." Et ce livre, apparemment, lui importe beaucoup. Ne serait-ce que parce que, pour l'instant, il n'en a pas d'autre en chantier. Sa fonction de directeur de la Bibliothèque nationale de Montevideo - après avoir été six mois vice-ministre de la Culture - lui prend l'essentiel de son temps. "J'ai été nommé à ce poste, politique plus que technique, raconte-t-il, par le gouvernement de mon pays, le deuxième de gauche seulement depuis le retour de la démocratie, en 1985, après onze ans de dictature militaire. Mon travail consiste à résister à la bureaucratie ! Bien sûr, je pourrais ne rien faire, en parfait fonctionnaire. Et en fait, je passe ma vie à discuter budget, numérisation, préservation d'un patrimoine très riche. Mais, quoi qu'il arrive, j'arrêterai en 2015. J'aurai alors 65 ans, et je retournerai vivre à la campagne avec ma femme et mes chiens." Borges aussi, en son temps, fut directeur de la Bibliothèque nationale de son pays, l'Argentine, et ce n'est pas son seul point commun avec Liscano : ce sont deux hommes libres, pour qui la littérature importe plus que tout.

Emprisonné pour ses idées

A l'origine, Carlos Liscano était destiné à être mathématicien. Mais, dès l'âge de seize ans, il milite activement dans les rangs de la gauche uruguayenne, plus ou moins soutenue par les fameux Tupamaros. Activisme qui lui vaudra d'être emprisonné de 1972 à 1985. C'est derrière les barreaux qu'il renonce définitivement aux mathématiques, et se lance, "afin d'échapper, dit-il, à la folie qui [le] gagnait", dans l'écriture : poèmes, nouvelles et même un roman. Mais une écriture "mentale" : le détenu ne dispose pas, au début, de papier. Jusqu'à ce 1er février 1981 où, en raison d'un changement de son régime carcéral, devenu plus "libre", il peut enfin, physiquement, écrire. Il a continué depuis, publiant d'abord en Suède, le pays où il a vécu de 1985 à 1996. "Parce que j'avais besoin de distance, et de guérir de cette maladie qui consiste à être seulement uruguayen." Puis dans son pays, où il est considéré comme un écrivain majeur.

Le lecteur inconstant est le septième livre de Carlos Liscano traduit en français depuis La route d'Ithaque (Belfond, 2005). C'est en France aussi, en coédition de l'université Lille-3 avec Ediciones del Caballo Perdido, qu'ont commencé de paraître ses Manuscritos de la carcel, fac-similé des milliers de pages d'un homme emprisonné pour ses idées et qui, pour ne pas sombrer, a choisi la voie royale : la littérature.

Le lecteur inconstant, suivi de Vie du corbeau blanc, Carlos Liscano, traduit de l'espagnol (Uruguay) par Jean-Marie Saint-Lu et Martine Breuer, Belfond, 350 p., 21 euros, ISBN : 978-2-7144-4955-9, mise en vente le 1er septembre.

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