Un jour du printemps 1968, neuf jeunes argentins et un bébé prirent sur le port de Gênes un transatlantique pour rejoindre leur pays d'origine, via Santos au Brésil. Le bateau s'appelait l'Anna C. Le bébé, né dans la clandestinité quelques mois auparavant à Cuba, était comme chacun de ses compagnons de voyage muni de faux papiers.
Quelque quarante ans plus tard, c'est pour éclaircir ce mystère, dissiper un peu les zones d'ombre de la génération sacrifiée de ses parents, que Laura Alcoba a écrit Les passagers de l'Anna C. Le bébé, c'était elle, conçue à La Havane dans la ferveur prérévolutionnaire d'un couple de teenagers guérilleros qui croyaient jouer à la guerre et ne faisaient qu'apprendre à quitter l'adolescence... C'est son troisième livre, le deuxième après Manèges, petite histoire argentine (Gallimard, 2007). Elle y explore à la fois les incertitudes de sa mémoire familiale et les pages volontairement oubliées de l'histoire contemporaine du pays où elle passa les dix premières années de sa vie.
Laura arrive en France en 1979. Elle s'installe avec sa mère en banlieue parisienne. Le père est resté en Argentine, retenu dans les geôles du régime militaire. Sa fille dit : "Arrivée en France, j'ai d'abord habité ce pays par sa langue. Mon père, dans sa prison, m'écrivait de longues lettres où il m'exhortait à lire des livres français. Queneau, par exemple, Les fleurs bleues... J'avalais des pages et des pages sans comprendre, mais avec la sensation qu'à un moment donné, le paysage allait s'éclairer. J'ai passé ainsi des années à lire."
Lire oui, mais écrire ? Et s'il faut le faire, pourquoi dans une langue autre que la langue maternelle ? "Peut-être parce que l'espagnol est la langue dans laquelle j'ai appris à me taire", rétorque-t-elle joliment. De ce jeu de cache-cache entre deux langues, Laura Alcoba tire pas mal de plaisir, une ligne de tension souterraine qui irrigue son oeuvre naissante. L'écriture viendra d'abord par la correspondance, puis par la rencontre à l'université avec Florence Delay, qui est sa professeure de littérature comparée. "Ses cours, sur Larbaud, sur Gomez de la Serna, ont dénoué quelque chose. Elle et Roger Grenier plus tard m'ont transmis le désir, le plaisir, la curiosité de la langue."
Petite histoire argentine
Pour préparer sa maîtrise, consacrée aux portraits dans l'oeuvre de Gómez de la Serna, elle retourne en Argentine et comprend qu'il n'est pour elle de nécessité d'écriture qu'à condition que ce soit d'abord pour raconter son expérience de petite fille clandestine au coeur d'une guerre civile et sale. Elle s'y attelle, et ce sera Manèges, petite histoire argentine. En quelque sorte, avec ce coup d'essai et de maître, le malentendu linguistico-biographique est porté au rang des beaux-arts. Le livre est traduit en espagnol (par le poète Leopoldo Brizuela, Laura ayant refusé l'exercice) et dans quatre autres langues. Il connaît un immense succès en Argentine. Il est aujourd'hui étudié dans les écoles et, pour beaucoup d'enfants de disparus, victimes de la dictature, a valeur de porte-parole. A tel point que c'est en sa qualité d'écrivaine autochtone que Laura a fait partie de la délégation officielle argentine au Salon de Francfort l'an dernier !
Les passagers de l'Anna C. est donc en quelque sorte ce que le cinéma nommerait la préquelle de Manèges. Laura Alcoba y creuse avec un souffle romanesque nouveau le sillon autobiographique tout en se gardant d'une "écriture du moi" honnie entre toutes.
Entre lire et écrire, il y a aussi traduire. Laura l'a fait en ce début d'année en permettant au public français de découvrir l'oeuvre du Mexicain Yuri Herrera dont Lestravaux du royaume paraîtront chez Gallimard le 19 janvier. Alors qu'elle s'applique déjà à la traduction d'un deuxième livre de Herrera, elle divague aussi le temps d'une rencontre, sur ses dernières lectures, Javier Cercas, Jean Rollin, le Klaus Mann du Tournant... Elle s'excuse de n'avoir lu aucun des romans de cette rentrée littéraire. Elle est inactuelle. L'avenir du passé lui appartient en partie...
Les passagers de l'Anna C., Laura Alcoba, Gallimard, 17,50 euros 220 p., ISBN : 978-2-07-013492-2, sortie le 5 janvier.