La
nomination d’un bibliothécaire* à la direction générale de la BnF est une bonne nouvelle. Elle est en adéquation avec la responsabilité d’un domaine d’activité qui, parce qu’il a la particularité de lier très étroitement culture et organisation, s’accommode difficilement d’une prééminence exclusive des purs gestionnaires.
Cela ne signifie pas que les bibliothèques – à commencer par ce mastodonte qu’est la BnF – n’aient pas besoin de managers de haut vol et de multiples métiers non bibliothécaires. La tendance est heureusement à la diversification et à la professionnalisation des expertises. Mais, contrairement à d’autres institutions ou entreprises culturelles, les bibliothèques ne peuvent séparer les contenus de leur mode d’organisation, comme le flacon de son élixir. La prééminence d’un administrateur ou le choix d’un binôme comme dans beaucoup d’institutions n’est pas la meilleure solution.
A la différence d’un metteur en scène, d’un journaliste ou d’un éditeur,
le bibliothécaire traite non pas, directement, un contenu en acte, mais, au deuxième degré, sa trace. Il en organise les conditions matérielles de visibilité et d’appropriation, depuis son indexation fine jusqu’à l’accueil du public en passant par l’agencement des espaces, physiques ou virtuels.
Tout dans une bibliothèque concoure à l’aménagement d’un environnement cognitif facilement utilisable par ses usagers. Cette exigence pratique traverse toutes les activités, leur donnant une dimension, à la fois, technique et intellectuelle. Elle fait leur force, mais peut aussi générer une certaine incompréhension au regard d’un univers culturel prompt à se réclamer du souffle de la création.
Il serait temps que cette spécificité du métier de bibliothécaire soit reconnue à sa juste valeur dans un monde de plateformes numériques qui a amplement démontré à quel point l’organisation de l’information est primordiale.
Les bibliothèques ne sont plus ces retraites d’où chaque lecteur repartait après avoir lentement fait son miel dans la solitude. Le bibliothécaire n’est plus cet érudit qui se livre à des recherches plus ou moins personnelles pendant que des magasiniers s’activent de leur côté.
Elles sont aujourd’hui des interfaces et les bibliothécaires des passeurs. Tels Janus, ils regardent simultanément du côté des infrastructures, qui rendent possible l’accès aux contenus, et du côté de la vie intellectuelle, dont ils doivent s’inspirer à tout moment. Avec le numérique, cette interaction permanente ne fait d’ailleurs que s’intensifier : à une sophistication croissante des modes d’implémentation des algorithmes dans les contenus répond une pression accrue de la vie culturelle sous toutes ses formes. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder comment vibrionne l’intelligence autour de Gallica, dans une sorte de co-construction permanente de savoirs nouveaux.
C’est pourquoi les structures intrinsèquement hybrides que sont les bibliothèques doivent être dirigées par ces Janus, à la fois mécanos et poètes. Cela ne veut pas dire que des administrateurs ne puissent faire merveille. Souvenons-nous de l’efficacité et du dévouement hors norme d’Agnès Saal lorsqu’elle pilotait le paquebot BnF.
Il ne faudrait surtout pas, d’ailleurs, que les bibliothécaires s’improvisent DRH ou directeurs financiers, mais qu’ils s’appuient sur de véritables compétences en marketing, en communication et en bien d’autres spécialités. Il n’en reste pas moins, surtout à une époque où beaucoup d’enjeux stratégiques se jouent précisément à l’interface des contenus et de leurs outils, que le pilotage ultime des bibliothèques, aussi grandes soient-elles, doit revenir aux bibliothécaires.
C’est à eux qu’il incombe de définir et de porter une stratégie au long cours. C’est à ces nouveaux humanistes d’élaborer la subtile alchimie qui met l’ingénierie documentaire au service de la culture, de permettre à leurs établissements de s’en nourrir et d’apporter au public un nécessaire contrepoids aux plateformes.