Après Au revoir là-haut et Couleurs de l’incendie, la parution, mardi 7 novembre, de Miroir de nos peines (Rue de Sèvres) vient clôturer l’adaptation en bande dessinée de la trilogie Les Enfants du désastre de Pierre Lemaitre. Révélé lors d’une conférence de presse dans le salon du cinéma du Panthéon, à Paris, le nouveau tome signé Christian De Metter s’ajoute à l’important travail de déclinaison dont fait l’objet l’œuvre littéraire de l’écrivain, depuis 2015, chez Rue de Sèvres. L’ancien Goncourt n’est pas le seul à voir ses personnages transposés en images. Les best-sellers de Guillaume Musso, Michel Bussi, Virigine Grimaldi ou encore Jean Teulé ont récemment séduit éditeurs et dessinateurs du neuvième art, proposant au public la nouvelle version d’une bonne histoire, et la catapultant souvent vers un nouveau succès éditorial.
« Entre l’œuvre littéraire et la BD, il y a une passerelle assez naturelle », argue Olivier Jalabert, éditeur passé chez Dupuis après sept ans chez Glénat, et s'étant occupé de l’adaptation du thriller à succès Ne lâche pas ma main de Michel Bussi, publiée dans la collection « Aire Libre » de la maison. Imaginé par le scénariste Fred Duval et l’illustrateur Didier Cassegrain – qui avaient adapté Nymphéas noirs deux ans plus tôt – l’album s’est écoulé à plus de 20 000 exemplaires depuis sa parution en juin dernier. Pour l’éditeur, le choix du titre et de l’auteur n’avait rien d’anodin. « L’ADN du label est marqué par la littérature en bande dessinée », confie-t-il, citant Le Combat d’Henry Fleming, prochaine transposition de l’œuvre de Stephen Crane ou encore Le Ferry du Suédois Mats Strandberg. « En adaptant ce type de titres, la collection positionne l’auteur dans un rayonnement du genre », poursuit l’éditeur.
« Aujourd’hui, la bande dessinée est le deuxième marché du livre », rappelle Sébastien Gnaedig, directeur des éditions Futuropolis. Et à raison. Depuis trois ans, le secteur de la bande dessinée – porté par le manga – bat tous les records avec 84 millions d’albums vendus pour la seule année 2022. Au milieu de cette ébullition, les adaptations BD de classiques littéraires et de best-sellers contemporains se multiplient. « Sur la vingtaine de titres annuels de la collection “Aire libre” de Dupuis, quatre à six sont des adaptations », confirme Olivier Jalabert.
Au-delà des grandes maisons d'édition, d'autres, plus petites, s'alignent aussi sur cette tendance, à l'instar de La Boîte à Bulles qui vient d'adapter, début novembre, Les moments doux de Virginie Grimaldi, avec Vincent Guffanti au scénario et Valeria Guffanti au dessin. Née en 2020 de l'association entre Jungle et Edi8, la maison Philéas s'est quant à elle spécialisée dans l'adaptation d'œuvres cultes, de Yasmina Khadra à René Barjavel en passant par Victoria Hislop, tous issus du catalogue du groupe Editis.
Des ouvrages qui ont déjà fait leurs preuves
L’engouement pour le genre est d'ailleurs parfois moins le fruit d’une stratégie éditoriale qu’une volonté des auteurs eux-mêmes. Dans les colonnes du Figaro, l’américain Miles Hyman confie ainsi que sa transposition de La Vie secrète des écrivains, parue en septembre dernier chez Calmann-Lévy, répond à la demande de Guillaume Musso, numéro 1 des ventes en France.
« De plus en plus d’auteurs dessinateurs confirmés veulent décliner une œuvre pour laquelle ils ont eu un coup de cœur », abonde Sébastien Gnaedig, qui a supervisé le travail de Dominique Gelli pour Mangez-le si vous voulez et plus récemment pour Crénom ! Baudelaire du regretté Jean Teulé. Empruntant le même schéma de réflexion, trois autres adaptations viendront enrichir le catalogue de la maison : Le Voyage de Marcel Grob de Philippe Collin sera adapté fin novembre par Sébastien Goethals, Putzi de Thomas Snégaroff sera mis en images par Louison, tandis que Le Meunier hurlant d’Arto Paasilinna arrivera en janvier 2024, crayonné par Nicolas Dumontheuil.
Sans non plus chasser les œuvres potentiellement adaptables, les éditions Glénat admettent tout de même convoiter de fortes personnalités. Adapté par Didier Alcante et Steven Dupré, le récit médiéval de Ken Follett Les Piliers de la Terre s’est écoulé à plus de 8 000 exemplaires depuis sa parution en octobre dernier. Plus tôt dans l’année, la maison avait également confié que Fred Duval et Corentin Garcia concoctaient, aux côtés de Michel Bussi, la déclinaison de Maman a tort, best-seller vendu à près de 800 000 exemplaires toute édition confondue, d’après les données GFK.
« Ces ouvrages ont déjà fait leurs preuves. Dans un marché encombré par plus de 5 000 nouvelles productions annuelles, revenir à des valeurs sûres peut parfois assurer un certain succès », concède Benoît Cousin. C’est d’ailleurs dans cette même perspective que le directeur éditorial a obtenu les droits de traduction du premier tome de la BD phénomène Le Nom de la rose, transposition par le maître italien Milo Manara de l’œuvre d’Umberto Eco. Accolés, les noms des deux superstars ont, sans surprise, contribué au succès de l’album tiré à 100 000 exemplaires. « L’adaptation permet des rencontres au sommet entre artistes de renom. D’un point de vue éditorial et marketing, ça fait l’essentiel du travail de promotion », affirme l’éditeur.
I am thrilled that @GlenatBD's Bande Dessinée adaptation of #ThePillarsOfTheEarth is now out. It is beautifully designed thanks to the talented artists who worked on the graphic novel. pic.twitter.com/No5LgIMmf4
— Ken Follett (@KMFollett) October 11, 2023
Si l’adaptation illustrée de best-sellers semble souvent rimer avec triomphe instantané, les recettes sont-elles vraiment à la hauteur de l’investissement éditorial ? « C’est un calcul d’apothicaire que de proposer à la fois une enveloppe confortable pour les auteurs BD et une autre pour les ayants droit », analyse Olivier Jalabert. Outre ces contraintes, l’adaptation se heurte aux mêmes difficultés que la BD classique, à savoir des coûts de production élevés – surtout lorsque la pagination est importante – et revus à la hausse en raison de l’inflation et de la crise du papier. Enfin, tout ouvrage littéraire n’est pas transposable en images. Alors que le roman est descriptif, la bande dessinée est avant tout visuelle. Et puisque l’adaptation ne peut être une simple retranscription fidèle du texte, elle doit donc se plier à cet exercice de haute voltige qui rime avec économie du détail.
« Le lectorat littéraire peut être réticent à voir adapter en BD une œuvre qu’ils ont eu pour habitude de lire sous un certain format », indique Sébastien Gnaedig. Pour Nadia Gibert, éditrice qui chapeaute les adaptations de Pierre Lemaitre chez Rue de Sèvres (La Brigade Venhoeven, Les Enfants du désastre, Cadres noirs), c’est justement là que se situe la mission principale de l’éditeur : conquérir un public parfois très éloigné de la lecture par l’image. Et inversement. D’après le patron de Futuropolis, les lectrices de Sorj Chalandon – dont les romans Mon traître (Rue de Sèvres), Profession du père (Futuropolis) et Retour à Killybegs (Rue de Sèvres) ont été adaptés – se sont ainsi procurées les albums illustrés « pour faire lire, d’une façon ou d’une autre, le récit à leurs maris ».
« Une tête d’affiche n’est pas une garantie »
Adaptations de classiques littéraires ou de best-sellers d’aujourd’hui, le défi à relever reste le même pour les éditeurs interrogés. « Rien ne peut assurer le succès d’un album, qu’il soit l’adaptation ou non d’un best-seller. Une tête d’affiche n’est pas une garantie », assure Nadia Gibert. Celle qui se défend de « ne jamais regarder les chiffres de vente » sait que l’adaptation est avant tout une affaire de long terme. Et que les résultats financiers, y compris pour les œuvres d’un même auteur, ne sont pas toujours assurés. Alors que l’adaptation du Goncourt Au revoir là-haut s’est écoulée à 100 000 exemplaires lors de sa parution en 2015, le second volume, Couleurs de l’incendie, n’a réalisé « que » 30 000 ventes.
Mais l’éditrice ne fait pas grand cas de ces différences de grandeur. Elle sait que la parution d’un nouveau tome relance les précédents. Surtout, elle a conscience, tout comme l’écrivain qu’elle soutient, que l’adaptation « n’est ni une fidélité ni une trahison, mais une autre œuvre ». Et que c’est peut-être cette réappropriation de l’œuvre originale qui permet de prolonger son existence dans le cœur du lectorat comme dans le catalogue de l’éditeur.