Entretien

C'est peut-être le livre qui lui ressemble le plus. Le plus personnel sans aucun doute. Ecrit dans l'urgence, en cinq mois, et publié dans la foulée par Stock, La chair du temps raconte une perte radicale et irréparable, celle d'un passé contenu dans deux malles fermées : toutes les archives privées de Belinda Cannone - photos, lettres, journaux intimes tenus depuis près de quarante ans -, volées dans sa "maison des champs » en Normandie en mars dernier alors qu'elle venait de terminer Le baiser peut-être, paru cette rentrée chez Alma éditeur.

Livre tombeau, journal de deuil, carnet de consolation, objet de substitution, "poupée réparatrice »..., ce texte écrit dans un premier temps pour ne pas se laisser gagner par la mélancolie tisse une sorte de lien entre tous les livres de l'écrivaine, parus en un peu plus de vingt ans. On y retrouve, dans les thèmes et dans la forme, la démarche littéraire de celle qui s'est longtemps pensée exclusivement romancière avant de se lancer à partir de 2000 dans l'écriture d'essais enjambant les genres, dans lesquels cette adversaire déclarée de l'autofiction, qui enseigne la littérature comparée à l'université de Caen, se place résolument du côté du gai savoir, du versant clair de la pensée.

Perdre tous ses souvenirs, et avec eux la trace du travail d'invention : l'écrivaine, qui refuse tout sentiment nostalgique et se dit plutôt "jeteuse », a pris cette douloureuse épreuve à bras-le-corps, dans cette posture de maîtrise et de lâcher-prise typique de la danseuse de tango assidue qu'elle est devenue ces dernières années. Comme toujours, elle a tenté d'en exprimer le sens jusqu'à la dernière goutte. Tournant autour, alternant les points de vue, envisageant toutes les hypothèses, appelant autant l'art que l'amitié à la rescousse.

En interrogeant, au plus concret et au plus sensible de l'expérience, les liens entre la mémoire et l'écriture, Belinda Cannone raconte une histoire de perte, mais aussi, fidèle à son ambition de vie, de désir. Parcours en huit stations.

Forme

"Quand on m'a volé mes malles, je l'ai raconté le soir même par mél à une amie, et j'ai écrit dans mon journal intime, comme d'habitude, à la main, sans imaginer que je ferais un livre de cette épreuve.

Puis, pour ne pas sombrer, j'ai commencé à tenir une sorte de journal de deuil, mais sur l'ordinateur, ce qui la plupart du temps signifie pour moi une ouverture vers la publication. Le texte de survie est ainsi devenu un "journal extime"."

Journal

"J'ai toujours tenu des journaux. C'est ma manière de réfléchir et de me réfléchir. Comme j'ai une mémoire assez défaillante, c'était une façon de fixer les événements, même si souvent je trouvais fastidieux de l'écrire.

L'écriture des livres est très différente. Je ne suis pas un auteur du premier jet, je révise beaucoup mes textes, mais je ne conserve pas les états intermédiaires. Les quelques versions de travail imprimées, qui n'ont pas été volées car pas archivées au même endroit, n'ont pas une grande valeur."

Mémoire externe

"J'ai souvent évoqué l'inquiétude que provoquait en moi ma mauvaise mémoire. Dans les journaux, qui constituaient comme une "mémoire externe", se trouvait tout ce qui était lié à la fabrication de chaque livre. Je ne les relisais jamais, mais je me disais que tous ces éléments étaient là et si jamais un jour... plus tard... Rien de nostalgique cependant : je ne suis pas de ceux qui chérissent le passé, seuls le présent et le futur m'intéressent. Mais il était précieux de savoir que j'avais cette possibilité de regarder en arrière.

Une des choses très importantes pour moi dans les journaux, c'est qu'ils décrivaient, depuis la préadolescence, le façonnage d'un cerveau d'écrivain. Comment devient-on écrivain ? Quelle que soit la valeur de l'oeuvre d'ailleurs : je ne sais pas ce que vaut ce que j'écris, même si j'espère... mais cette vocation, elle, est incontestable. Et ne plus disposer de l'histoire de cette maturation, du processus d'invention de soi, est peut-être la perte qui m'affecte le plus.

Sans parler de la correspondance, bien sûr, ce matériau quasi charnel de la mémoire..."

Ce qui reste

"Dans quelle mesure les journaux se retrouvent-ils dans les livres que j'ai écrits ? Ça a été très vite ma question, d'autant qu'en ce moment je retravaille certains de mes livres, que je n'avais jamais relus. Je récris notamment, pour une prochaine édition en Folio essais, L'écriture du désir que je considère un peu comme mon "livre programmatique". J'ai voulu gonfler deux chapitres sur la littérature contemporaine qui étaient périmés et, finalement, j'ai tout revu, sans changer les idées mais en "dansant" mieux la langue... Et j'ai été soulagée de constater que je retrouvais de nombreux éléments du journal dans l'oeuvre publiée. Tout n'est donc pas perdu. Mais encore une fois, je ne peux m'empêcher de me dire que le livre n'est que le résultat, l'état final : ce qui manque, ce sont les traces des étapes."

Parler de soi

"Je suis très réservée sur la question de l'autofiction ou du récit personnel, et je me suis jusqu'à présent toujours abritée derrière un "je" fictionnel. Là, j'ai conscience de faire quelque chose de neuf pour moi, et de troublant. Mais il me semble que la situation extraordinaire, perdre toutes les traces de son passé, légitime le fait de se livrer un peu plus. Et d'ailleurs, même dans ce livre, ce n'est pas de moi que je parle mais de "moi saisie dans une situation exceptionnelle"."

Fille de son père

"En mars j'avais commencé à travailler à un livre sur mon père, dont le vol a brutalement interrompu l'écriture. Il ne s'agissait pas de sa biographie mais plutôt d'un portrait moral. Il a eu beaucoup d'importance dans mon désir d'écrire. Il m'a offert mon premier journal intime, m'a dit, lorsque j'étais enfant, que la dignité de l'homme était de "voir et dire ce qu'on a vu", ce qui est devenu et resté mon ambition. C'est encore mon père qui, par son goût des mots, m'a fait comprendre que la langue était notre identité la plus sûre. Il m'a donné comme une forme d'autorisation à écrire : je suis une fille au père. Mais pour reprendre ce livre sur lui, je dois attendre que tout redevienne plus paisible, que je puisse plonger en moi, dans le silence."

Secrets d'initiés

"Dans les essais, j'ai toujours voulu explorer des "secrets communs". Mais avec les romans, comme avec ce livre-ci, il s'agit plutôt de partager avec le lecteur des "secrets d'initiés", notion qui touche, selon moi, au coeur de l'art littéraire : les livres nous permettent de connaître des expériences et des états profonds et subtils, comme si nous les avions vécus. J'interroge ces secrets dans ce livre. Je dois dire que mon histoire de perte a aussi suscité un échange très beau : en la racontant, j'ai reçu en retour des confidences... Et j'ai ainsi découvert un petit "universel" : nous avons, tous, éprouvé une perte au moins..."

Gain

"Pour l'instant, alors que le deuil est à peine terminé, impossible de dire ce que j'ai gagné en tant qu'écrivain. Si même j'ai gagné quelque chose. La chose bonne, c'est ce livre, que j'aime. Mais c'est quand même très déséquilibré : une perte aussi grande pour un unique livre... En revanche, je sais ce que je n'ai pas perdu : la joie. Plus exactement, je l'ai retrouvée. Au-delà de la menace de la mélancolie, j'ai reconquis le désir de vivre. Finalement, La chair du temps est encore un livre de et sur le désir. Et en cela il s'inscrit dans l'exacte continuité de mon travail."

05.03 2015

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