Vive le moisi ! Prométhée vole le feu aux dieux pour le donner aux mortels. Cet élément est déterminant dans l'édification de la civilisation humaine. Mais le feu, c'était déjà la cuisson des aliments. On connaît les paradigmes de « cru » et de « cuit » chez Claude Lévi-Strauss. Dans son énumération des couples d'opposés structurants, l'ethnologue ajoute encore le frais et le pourri... Quid du fermenté ? De quoi le moisi est-il le nom ? C'est ce à quoi Anne-Sophie Moreau tente de répondre à travers son stimulant essai Fermentations.
De l'alimentaire à la cosmétique, du jardinage à la diététique... Kéfir, kombucha, compost, tofu... les produits fermentés sont partout, ils poussent, c'est le cas de le dire, comme des champignons. Quoiqu'avant qu'ils aient été à la mode et contaminent notre quotidien, nous en consommions déjà beaucoup mine de rien, tel un monsieur Jourdain de la fermentation ne sachant pas ou ne voulant pas savoir qu'il mangeait des cultures de bactéries en veux-tu en voilà. Les aliments fermentés qui font le bonheur de nos intestins (notre deuxième cerveau, si vous n'étiez pas au courant...) n'ont pas toujours eu bonne presse. Après avoir retracé l'évolution de la perception de ces amis de notre microbiote, Anne-Sophie Moreau explique comment on est passé du dégoût du putrescent à la fascination pour la moisissure. Ce qui auparavant rebutait parce qu'associé à la décomposition passe aujourd'hui non plus pour du moribond ou du déjà mort mais pour de l'être en devenir, du toujours vivant. La philosophe analyse la fermentation dans tous ses états, au-delà de l'assiette, avec l'architecture fongique (faite de matériau fibreux à base de mycélium) ou l'humusation (l'enterrement écolo où on devient de l'engrais)... C'est société mycophile (qui aime les champignons) pro-bactéries et solidaire versus société mycophobe (qui a le moisi en horreur) hygiéniste et compétitive. Être du côté de la fermentation, du champignon, n'est-ce pas être pour le végétal contre le béton, pour la multitude accueillante des germes de la régénération contre le darwinisme social où dominent les plus forts et la xénophobie excluant tout élément allogène ? La réponse n'est pas aussi binaire... Il existe une mauvaise part de la moisissure qui peut dégager le remugle de l'entre-soi. En outre, Anne-Sophie Moreau met également en garde contre une politique de la fermentation si fluide et horizontale que « l'affrontement fait place à un soulèvement multinodal, mobile et mouvant... duquel rien n'éclot ». Où « on refuse de laisser croître quoi que ce soit, de peur de ressusciter les fantômes de la domination verticale. Au risque de moisir dans la stagnation ? »
Fermentations. Kéfir, compost et bactéries : pourquoi le moisi nous fascine
Seuil
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 21 € ; 272 p.
ISBN: 9782021526868