Cioran, intimement. Emil Cioran forme avec l'historien des religions Mircea Eliade et le dramaturge de l'absurde Eugène Ionesco la triade des grands écrivains roumains du XXe siècle. Appartenant à la génération des jeunes intellectuels d'avant-garde de la capitale de la Grande Roumanie, tous trois feront carrière hors des frontières natales. Comme l'auteur de La cantatrice chauve, Cioran, exilé en France, fait le choix du français.
Précis de décomposition, La tentation d'exister, Syllogismes de l'amertume, La chute dans le temps, De l'inconvénient d'être né... autant de titres qui ne cachent guère le pessimisme du penseur et essayiste né en 1911 en Transylvanie, alors austro-hongroise, et mort en 1995 à Paris. Fût-elle noire, la philosophie de Cioran n'est pas dénuée d'humour... noir, évidemment. D'une jovialité insoupçonnée et d'une urbanité désuète, l'homme était « d'un charme fou ». Il avait la politesse de ne jamais mentionner ses livres dans la conversation à moins qu'on l'interrogeât à ce sujet. Ce que fit Anca Visdei. Dans Cioran ou le gai désespoir, l'autrice d'origine roumaine et de langue française consacre à son compatriote une biographie fort sensible et tout à fait éclairante grâce aux sources roumaines (écrits de jeunesse, lettres), présentant des aspects intimes du personnage qu'elle a côtoyé. Le père de Cioran, pope, était issu d'une famille de boyards transylvains, sa mère, quant à elle agnostique, était la fille d'un notaire anobli sous la double monarchie austro-hongroise. L'apologiste du suicide eut une enfance heureuse dans les Carpates, quoique marquée par la mélancolie maternelle. Le jeune Cioran, plein de fougue et de désespoir (il espérait attraper la syphilis comme ces grands écrivains qui l'ont eue), étudia la philosophie à Bucarest, puis à Berlin.
Anca Visdei dépeint ici avec une acuité vivace le terreau intellectuel bucarestois de l'entre-deux-guerres où évolue le futur moraliste - le cénacle Criterion, où domine la figure du professeur de logique formelle Nae Ionescu dont l'existentialisme est mâtiné de mysticisme et qui embarquera nombre de ses disciples, parmi lesquels Cioran ou Eliade, dans sa fascination pour les fascistes roumains, la Garde de fer... Un chapitre intitulé « L'aveuglement » relate comment Cioran, en spécialiste de la philosophie vitaliste de Bergson et féru de Nietzsche, se retrouva à admirer chez les hitlériens « le culte de l'irrationnel, l'exaltation de la vitalité en tant que telle ». Mais l'aboulie l'emporte chez le maniacodépressif, et la lucidité du penseur fait fi de l'idéologie comme de tout genre de système, fût-il philosophique. Le monde est perdu, autant sombrer avec style. L'écriture de Cioran, fragmentaire, s'épanouit en ténébreuses fulgurances : « Il est incroyable que la perspective d'avoir une biographie n'ait fait renoncer personne à avoir une vie. » Né quand même, ce nihiliste paradoxal, ce suicidaire qui n'a cessé d'atermoyer la fin, nous procure le bonheur de lire cette excellente biographie.
Cioran ou le gai désespoir
L'Archipel
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 22 € ; 464 p.
ISBN: 9782359053876