Lors d'une présentation à la Conférence des éditeurs de Sharjah (2 au 4 novembre), Amy Fletcher, directrice des droits chez Simon & Schuster UK, a détaillé les mutations profondes qu'entraîne la digitalisation sur le marché des droits éditoriaux. De l'utilisation de l'IA pour la traduction aux nouveaux formats de consommation, le secteur négocie un virage technologique majeur.
Lauréate en mai 2025 du British Book Award dans la catégorie droits, Amy Fletcher dirige avec Ben Phillips une équipe qui vend dorénavant directement dans le monde entier, à l'exception de l'Asie, la Pologne et le Portugal. Une stratégie de vente directe qui rompt avec l'usage traditionnel des co-agents. « Il y a cinq ans, nous n'avions vraiment personne pour vendre les droits adultes de notre catalogue. Ce n'était pas vraiment une priorité pour l'entreprise » qui faisait appel à des co-agents dans les différents marchés, explique-t-elle. Le groupe a alors fixé un objectif clair : rencontrer dix éditeurs de référence dans chaque marché. « Pour nous, cela a très bien fonctionné et nous avons fortement progressé » dans la vente de droits, témoigne la directrice de droits.
Le livre audio, nouveau terrain de négociation
Le livre audio s'impose comme le principal sujet de discussion dans les négociations de droits. En Scandinavie, le marché est dominé par des modèles d'abonnement comme Storytel, où l'achat à l'unité n'existe plus. Simon & Schuster n'adopte pas la politique de refus systématique pratiquée par Penguin Random House sur ce segment. « Nous procédons au cas par cas. Nous demandons toujours à nos auteurs ce qu'ils préfèrent », indique Amy Fletcher.
L'arrivée de Spotify sur le marché scandinave, avec un modèle offrant un livre audio gratuit par mois aux abonnés, pourrait redistribuer les cartes. En Espagne, la situation diffère : les éditeurs locaux ne disposent pas tous de départements audiobook intégrés, ce qui ouvre la voie à des éditeurs scandinaves acquérant des droits audio pour le marché hispanophone.
L'IA en traduction : entre opportunité et ligne rouge
Les Pays-Bas émergent comme terrain d'expérimentation de la traduction par intelligence artificielle. VBC, principal groupe d'édition néerlandais et désormais filiale de Simon & Schuster, a lancé en novembre 2024 sa première collection d'e-books traduits du néerlandais vers l'anglais par IA. « C'est l'utilisation parfaite de l'IA quand c'est un produit qui n'aurait pas été traduit. C'est une nouvelle opportunité qui n'aurait pas existé sans l'IA », estime Amy Fletcher.
Après la dernière Foire de Francfort (15 au 20 octobre 2025), un éditeur néerlandais a sollicité Simon & Schuster pour traduire une série romance à succès via IA, arguant que les 400 pages par volume rendaient la traduction humaine trop coûteuse. « C'est en fait ma première demande de ce genre, et je pense que cela va se produire de plus en plus à l'avenir », constate la directrice des droits. La décision finale : un accord de principe, à condition d'utiliser un outil de traduction qui ne réutilise pas le contenu pour l'entraînement de modèles, avec supervision d'un traducteur qualifié et création graphique humaine.
La Scandinavie utilise déjà largement l'IA pour ses traductions, selon Amy Fletcher. Simon & Schuster interroge systématiquement ses partenaires sur leurs pratiques lors des cessions de droits.
À l'inverse, la France et l'Italie résistent. « Cette année, un éditeur français nous a demandé d'insérer une clause garantissant qu'ils n'utiliseraient pas de modèle de traduction IA. J'ai trouvé cela très intéressant car je ne leur demandais pas de le faire. Ce sont eux qui me demandaient d'imposer cette restriction », relate Amy Fletcher. Simon & Schuster a également reçu des demandes d'éditeurs américains souhaitant garantir contractuellement l'absence d'IA dans leurs publications.
L'anglais cannibalise les traductions
L'explosion de BookTok et la maîtrise croissante de l'anglais par les jeunes lecteurs transforment le marché. « La montée des éditions en langue anglaise est paralysante à certains égards », reconnaît Amy Fletcher. En Allemagne, The Alchemist, grand succès romance, s'est classé numéro un des ventes avec trois éditions simultanées sur le marché : l'édition anglaise originale, une édition anglaise publiée par l'éditeur allemand Ullstein (qui a acquis les droits de langue anglaise), et la traduction allemande.
Pour contrer cette concurrence, Simon & Schuster développe une stratégie de contenu exclusif. « Nous demandons maintenant aux auteurs de créer du contenu exclusif pour nos éditions traduites, afin d'avoir un moyen de les valoriser », explique la directrice de droits. La publication simultanée dans toutes les langues devient prioritaire pour éviter que les éditions anglaises ne prennent trop d'avance.
La création de contenus propriétaires
A Cinnamon Falls Mystery, de RL Killmore sorti en août dernier au Royaume-Uni et déjà cédé dans 25 langues, incarne la nouvelle approche éditoriale de Simon & Schuster. Créé en interne en trois mois par une équipe de cinq personnes, le livre mélange les codes de Gilmore Girls, du roman policier et de la romance. « Nous savions que nous voulions atteindre un lectorat de 20 à 40 ans. Ce sont les personnes qui lisent le plus en ce moment dans le monde entier. Particulièrement un lectorat féminin », précise Amy Fletcher.
L'éditeur s'appuie sur des outils d'analyse comme Meltwater et les données Netflix pour identifier les tendances de consommation culturelle. Signé sous le pseudonyme RL Killmore, le roman a été écrit par une auteure romance américaine rémunérée et impliquée dans la promotion. « Si vous pensez à l'avenir de l'édition comme étant des grands modèles de langage ou sans auteur, vous perdez toutes ces opportunités. Nous constatons que nos livres qui se vendent le mieux en traduction sont ceux où l'auteur fait de la promotion », souligne la directrice des droits.
Malgré cette approche pragmatique des nouvelles tendances, Simon & Schuster refuse catégoriquement les contenus générés par IA. « Nous ne licencierons jamais nos livres à un modèle d'entraînement d'IA », affirme Amy Fletcher. La question du copyright reste centrale : un contenu produit par LLM (Large Language Model) n'appartient à personne juridiquement, rendant toute cession de droits impossible.
Le groupe lance également Simon Maverick, une collection « audio first » qui publiera principalement des titres déjà autoédités, acquis pour une première exploitation en format audio. Un signal de la croissance du marché de l'écoute, impensable il y a dix ans selon la directrice des droits.
Face à un marché du livre décrit comme « plat » par plusieurs participants à cet atelier de la conférence des éditeurs de Sharjah, Simon & Schuster mise sur la curation drastique de son catalogue de droits, ne conservant que les titres à fort potentiel commercial international. La romance et le thriller demeurent les genres les plus performants, tandis que la non-fiction sérieuse à tendance académique peine à trouver preneurs.
