Le soulagement domine. « On a retrouvé la sérénité helvétique », assure Jean-Baptiste Dufour, directeur du diffuseur-distributeur Servidis. « Les prévisions les plus pessimistes ont été déjouées, salue Patrice Fehlmann, président de l'OLF, principal distributeur de livres. On a fini 2018 à peu près étale, grâce à un bon mois de décembre, et tout le monde est vivant ! »
A Genève, Damien Malfait (Librairie du boulevard) évoque même un rebond de 10 % de son activité l'an dernier. A Fribourg, Christophe Piller (Librophoros), qui a largement ouvert ses portes aux rayons généralistes en plus de sa spécialisation juridique et universitaire, revendique aussi une bonne année 2018. Et chez Payot, première enseigne avec 12 points de vente, Pascal Vandenberghe, son président, annonce « une progression de 3 % du chiffre d'affaires à périmètre stable et de 5 % avec l'ouverture du magasin de Morges en janvier 2018 ».
La TVA contre Amazon
Selon Josée Cattin, directrice d'Interforum Suisse, « les librairies se portent plutôt bien, surtout par rapport à la grande distribution, qui, comme en France, est à la peine... même si le livre n'est pas le produit qui souffre le plus. »
Plus nuancé, Luc Feugère, fondateur du diffuseur Heidiffusion, évoque des situations très disparates parmi les indépendants et « une fragilisation de petits points de vente avec quelques fermetures comme Gaspard le canard à Nyons et Cha-Pitre à Lutry. En revanche, la bonne tenue du marché depuis le début l'année, alors même qu'il n'y a pas de livre de Joël Dicker comme l'an dernier, est un signal positif. » Au-delà des chiffres, les libraires sont aussi soulagés de voir que Amazon, qui devait arriver en Suisse en 2018, avec le soutien logistique de La Poste suisse, n'est toujours pas installé. Rien n'a filtré sur les raisons de ce retard que certains perçoivent comme un abandon du projet, évoquant divers arguments dont la révision, depuis le 1er janvier, de la loi sur la TVA qui oblige désormais les entreprises étrangères de vente en ligne, faisant un chiffre d'affaires de plus de 100 000 euros en Suisse avec des petits envois, à payer de la TVA à l'Etat suisse.
Enfin, les récentes créations de librairies, sur un territoire comptant 2,1 millions de Suisses romands, sont aussi perçues comme des éléments encourageants. Après Page 2016, créée il y a deux ans à Payerne, plusieurs projets se sont constitués en 2017 : De cape et de mots, sur 90 m2 à Bulle, Atmosphère à Genève, un deuxième magasin Librophoros à Fribourg. Et fin 2018, Bostryche, librairie de 90 m2 bilingue français-allemand, a ouvert à Bienne.
Toutefois, tempère Anne-Françoise Koch, fondatrice de Page 2016, « le démarrage est rude et la concurrence exercée par Amazon à partir de son site français est violente ».
Si les libraires saluent la stabilisation du taux de change, autour de 1,15 franc suisse pour 1 euro, le prix des livres importés et tabellisés par les diffuseurs locaux n'en reste pas moins un point sensible. D'autant que le marché romand consomme 80 % de livres français, voire 90 % dans certains rayons comme la jeunesse ou la littérature, faisant de la Suisse le deuxième marché à l'export des éditeurs français, pour un montant de 98 millions d'euros en 2018, comme en 2017, selon la Centrale de l'édition. A la tête de Nouvelle page à Carouge, Véronique Rossier reconnaît « éviter de parler de prix avec les clients même si, jusqu'à un certain niveau, je peux les défendre et les justifier. En fait, c'est l'impression du prix en euro sur la couverture du livre qui pose surtout problème en faisant apparaître le différentiel avec le prix suisse. » Mais pour Françoise Berclaz (La Liseuse à Sion), « le nerf de la guerre aujourd'hui, c'est aussi la rapidité dans la livraison ». Réputées pour leur professionnalisme, les librairies romandes l'ont bien compris.
Payot inaugure un dispositif négocié avec les diffuseurs des principaux éditeurs français. « L'objectif, explique Pascal Vandenberghe, est de raccourcir sensiblement les délais de livraison pour les commandes clients quand les livres ne sont pas en stock chez le distributeur suisse. Aujourd'hui, ces délais peuvent atteindre trois semaines alors qu'ils sont de 24 à 48 heures lorsque le livre est en Suisse. » Cette amélioration fait d'autant plus sens, selon Josée Cattin, qu'elle concerne « des commandes sensibles passées par des lecteurs qui font la démarche de venir acheter en librairie. Le minimum est donc de ne pas les pénaliser ! » Reposant sur un traitement différencié des commandes passées par les clients afin d'éviter des ruptures de charge, le dispositif aurait vocation à s'étendre par la suite aux autres libraires.
Rester vivant
La Fnac, qui compte 8 points de vente, a fait le choix, depuis 2012, de s'approvisionner au maximum auprès de ses propres entrepôts en France, court-circuitant la diffusion-distribution suisse et échappant à la tabellisation de ses livres. Si elle pratique des discounts sur les nouveautés attendues et accorde à ses adhérents (au nombre de 250 000) des remises automatiques de 20 % sur les BD et mangas et 10 % sur la littérature, pour le reste, l'enseigne s'aligne sur les prix de ses confrères. Réalisant un quart de son chiffre d'affaires avec le livre, la Fnac est récemment repartie à la conquête du territoire.
Après l'ouverture, en novembre 2018, de deux magasins de 1 100 m2 chacun à Montreux et Allaman, elle en annonce un de 300 m2, pour décembre 2019, dans la nouvelle gare de Genève-Eaux-Vives, et laisse entendre qu'il y en aura d'autres à venir. « Nous voulons renforcer les synergies entre nos magasins et notre site Internet, lancé il y a deux ans », explique Olivier Réaut, directeur commercial de Fnac Suisse, conscient qu'un meilleur maillage du territoire dopera la visibilité et l'utilisation du site.
S'ils apprécient l'accalmie du marché, après les perturbations monétaires des dernières années, les libraires ne sont pas totalement rassurés. Jugeant l'avenir incertain pour le livre et les librairies, Damien Malfait se donne comme principal enjeu de « rester vivant et de maintenir ses parts de marché ». Alors que Le Parnasse, confronté à des difficultés économiques récurrentes, est en train de tirer le rideau à Genève, la Librairie du Midi à Oron, victime d'un incendie en janvier, ne baisse pas les bras. Elle a investi un petit espace dans un commerce voisin, La Boutique du rêve, spécialiste des loisirs créatifs, espérant, à moyen terme, pouvoir se relancer. Quant à Payot, l'enseigne fêtera cet automne le centenaire de son installation à Genève. C.N.