Essentielle. Attirante. Plébiscitée. Depuis quatre ans, la librairie a le vent en poupe. Le chiffre d'affaires s'est stabilisé l'année passée (+0,8 % par rapport à 2022) et reste, surtout, en forte hausse par rapport à l'avant-Covid (+9,2 % par rapport à 2019), selon les chiffres du Syndicat de la librairie française (SLF). Mais ce bilan se révèle en demi-teinte. La hausse du prix des livres porte ces résultats alors que les ventes en volume se contractent.
L'effervescence des rayons manga et bande dessinée est par exemple retombée. « Ce feu de paille a chauffé fort. Quand le manga s'est calmé, ça a été assez violent pour nous, avec une chute brutale d'environ 50 000 euros sur l'année », explique Régis Lefranc, dirigeant de la librairie Rimbaud à Charleville-Mézières. « Nous enregistrons une baisse importante de ces deux rayons que nous arrivons à compenser avec la littérature, la jeunesse et les essais », pointe Laurent Parez, gérant des enseignes Dernier Rempart à Antibes et de la librairie du Cap à Saint-Laurent-du-Var.
Lendemains de fête
La majorité des personnes interrogées témoignent d'une période économiquement complexe. « Après deux très belles années, 2022 et 2023 ont été des périodes "gueule de bois" car le marché est retombé. Les libraires doivent trouver de nouveaux relais de croissance tout en maîtrisant leurs coûts. Mais comment chercher 3-4 % de croissance par an face à la hausse des loyers, des charges d'entretien, des salaires ? », résume Marc Bordier, président de Lireka et de la librairie Arthaud à Grenoble. « Ce n'est certes pas une super période, mais ce n'est pas pire que 2022 avec l'inflation et le début de la guerre en Ukraine », tempère François Juncker, gérant de L'Échappée livre à Saint-Sulpice-la-Pointe et l'un des référents « Économie du livre » de l'Association des librairies indépendantes d'Occitanie (Alido).
Pour autant, plusieurs librairies surveillent attentivement leurs chiffres. Certaines accusent une réduction de leur marge, sans parvenir pour l'heure à en identifier les causes. L'Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire (Alip) propose depuis longtemps un volet « Expertise » à ses adhérents. « Un expert, ancien libraire, se plonge dans les chiffres d'une enseigne en difficulté pour trouver des solutions concrètes », présente Sébastien Pitault, gérant de la librairie Lhériau à Angers et président de l'Alip. Jusqu'ici, le dispositif bénéficiait à une enseigne par an. Face à l'afflux de demandes, deux librairies pourront être prises en charge « dès l'année prochaine ».
De fait, de nombreuses personnes affirment de réelles inquiétudes quant à leur trésorerie. Au plus fort du Covid, certaines enseignes ont contracté des prêts garantis par l'État. « Ce dispositif a été un piège : certains libraires ne parviennent pas à rembourser ces prêts à l'heure actuelle », observe François Juncker. Outre ces « crédits longs à rembourser », Nolwenn Vandestien, déléguée de l'association Les Libraires d'en haut, constate aussi que « certaines librairies ont investi dans une masse salariale importante et se retrouvent aujourd'hui coincées avec les charges ».
Aux Beaux Lendemains, à Bagnolet, Rosalie Abirached, par ailleurs présidente de l'association Librairies 93, a « été obligée de réduire la masse salariale ». Et voit des confrères et consœurs « ne pas remplacer des libraires partis et préférer prendre des libraires volants à des périodes clés ». À Antibes, Laurent Parez reconnaît avoir surembauché pendant la « période faste » et ne pas avoir remplacé des départs programmés.
Même pour les permanents et permanentes, les conditions de travail ne sont pas optimales. « Comment rémunérer correctement un personnel qualifié dans ce contexte d'incertitude ? », s'interroge François Juncker. « Le smic a légèrement augmenté, mais ce n'est rien par rapport à ce que l'on demande à nos salariés », complète Sébastien Pitault.
« Sélection naturelle »
L'engouement pour les enseignes indépendantes dans l'ère post-Covid masque aussi son lot de difficultés. L'euphorie est vite retombée après le nombre record de créations en 2022. D'autant plus que la tendance est toujours dynamique. « Je reste perplexe face aux projets actuels alors que l'économie n'est pas facile du tout et que les charges sont croissantes », déclare Cécile Bory, présidente de l'Association des librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina) et gérante de la librairie Georges (Talence). « Le marché du livre diminue. Si le gâteau rétrécit alors que nous sommes plus nombreux dessus, nous aurons tous moins à manger », estime Fabrice Badorc, gérant de Terres de légendes à Toulouse et un des référents « Économie du livre » de l'Alido, qui voit poindre un effet de « sélection naturelle ». « Quatre librairies ont ouvert à Angers l'année dernière, et quatre nouveaux projets sont en cours. C'est énorme ! À Nantes, qui a connu son lot de créations il y a deux ans, un nouveau libraire sur deux tire désormais la langue. Nous sommes ravis que le métier plaise autant, mais je crains que cela ne fragilise l'ensemble du réseau », s'inquiète Sébastien Pitault. En écho, Rosalie Abirached pointe la saturation du réseau à Montreuil. « Ce territoire commence à être bien quadrillé, au risque de menacer les enseignes existantes. Il faut maintenant avoir le courage de s'installer ailleurs », affirme-t-elle.
Des signes d'instabilité pointent déjà dans certaines régions. « Il y a eu des ouvertures ces dernières années, mais nous commençons aussi à voir des fermetures », souligne Marie-Pierre Reibel, coordinatrice de l'association Libraires de l'Est (LiLe). Après deux fermetures recensées dans le Grand Est en 2023, quatre autres enseignes ont déjà baissé le rideau en 2024, dont trois ouvertes entre 2019 et février 2023. À Lille, trois commerces, dont la librairie de sciences humaines Meura née en 1946, ont annoncé leur fermeture au premier semestre. Dans le même temps, l'association des Libraires d'en haut (Hauts-de-France) croît de dix nouveaux membres chaque année depuis 2022. « Et ce sera sûrement le cas en 2024 », indique la déléguée Nolwenn Vandestien.
Avec l'aide des ados...
Des problèmes anciens persistent par ailleurs, comme la conquête du jeune public. « C'est un vrai problème dont il faut s'emparer », affirme Cécile Bory, qui aimerait voir « les CDI être -revalorisés et dotés de fonds plus actuels ». « Nous avons les petits, les moyens et après on les perd », constate Stéphane Hun, gérant de la librairie Page d'encre à Amiens et président de l'ALSJ-Librairies Sorcières. En contre-exemple, François Juncker affirme que son enseigne est devenue « un lieu de rassemblement pour les jeunes ». « Nous collaborons beaucoup avec les enseignants, nous préparons les listes scolaires et les élèves sont partie prenante de la librairie, explique-t-il. Par exemple, nous les invitons à voter pour les séries de mangas dont ils souhaitent avoir tous les numéros à disposition tout au long de l'année. »
Pour attirer les jeunes et les moins jeunes, la politique d'animations demeure l'une des clés, non sans questionnements. « Les animations représentent un investissement, elles font parler de la librairie mais je ne suis pas sûr que cela soit le meilleur levier pour attirer les clients. Nous réfléchissons à changer le mobilier pour leur proposer davantage de confort », relate Sébastien Pitault. Cécile Bory remarque quant à elle que « les rencontres littéraires ont moins de succès. Les gens préfèrent les débats liés à l'actualité ou à des thématiques engagées. »
Pour de nombreuses librairies, les gains de clientèle et de marges s'opèrent de plus en plus hors les murs. « On s'exporte sur des salons autour de la pop culture », explique Ronan Ninin de la librairie spécialisée en BD Plume et Bulle, à Charleville-Mézières, qui a ajouté quatre salons à la tournée habituelle. Une recette payante puisque le chiffre d'affaires reste en hausse. Mais le libraire, aussi président de l'association des Libraires de l'Est, relève d'autres enjeux structurels. « Certains distributeurs ne mettent pas trop du leur, nous rencontrons toujours des problèmes d'approvisionnement, avec des délais plus longs, et un coût du transport qui a explosé ces dernières années, alors que les remises, elles, n'augmentent pas », énumère-t-il. Du côté des librairies françaises à l'étranger (LFE), la charte signée en décembre 2021 pour que les distributeurs s'engagent à améliorer les conditions de distribution des ouvrages à destination des LFE est une « demi-réussite », selon Isabelle Lemarchand, présidente de l'Association internationale des librairies francophones (AILF). « Elle n'est encore qu'à moitié appliquée, et pas par tous les distributeurs, mais elle a permis d'ouvrir un dialogue », précise la gérante de la librairie La Page, à Londres, qui n'a retrouvé qu'en 2023 son chiffre d'affaires pré-Covid dans un contexte sensible d'inflation et de Brexit.
... et des commandes publiques
Sur ce marché fragile, les commandes institutionnelles restent un gage potentiel de stabilité. « Nous faisons un travail de lobbying et de pédagogie pour expliquer aux instituts et établissements français qu'il faut travailler avec leur librairie locale. L'objectif est de pérenniser ces accords », plaide Isabelle Lemarchand. Un combat similaire se joue en France autour de la commande publique. « Il faudrait que les marchés publics soient attribués aux librairies du quartier, et de façon pérenne, sans que cela dépende du bon vouloir de la municipalité du moment », observe Rosalie Abirached. « Les budgets ont baissé, et on ne peut pas compter sur les réformes scolaires en ce moment », remarque Cécile Bory.
Des préoccupations, nombreuses, auxquelles s'ajoutent les enjeux autour du livre d'occasion ou encore de l'écologie du livre. Un grand nombre d'entre elles seront au cœur des Rencontres nationales de la librairie organisées par le SLF à Strasbourg les 16 et 17 juin. L'occasion de partager réflexions et pistes d'action, mais aussi de relever les bonnes nouvelles. Appliquée depuis octobre dernier, la loi Darcos, qui impose 3 euros de frais de port pour toute commande de livres neufs inférieure à 35 euros, n'a pas eu d'effet manifeste sur les ventes en librairie. Mais certaines voient arriver depuis quelques mois une nouvelle clientèle. « Des personnes qui avaient le réflexe d'acheter en ligne un livre scolaire à quelques euros se dirigent maintenant vers une librairie de proximité où elles n'osaient pas forcément aller », se réjouit Rosalie Abirached. Pour les libraires, engagés dans une course d'obstacles émaillée de revers comme de remontadas spectaculaires, il n'y a pas de petite victoire.