Depuis 1997 et La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (Gallimard, "L’Arpenteur"), longseller toujours pas repris en folio car il continue de séduire de nouvelles générations de lecteurs, l’auteur a pris de la bouteille. Le prof gentiment hippie de Bernay s’est parisianisé, et, retraité bobo, il pratique l’art d’être grand-père. Toute la production personnelle de Philippe Delerm étant aujourd’hui rassemblée au Seuil, le voici qui revient à ses premières amours avec Les eaux troubles du mojito, un recueil de textes courts. Il s’agit d’un livre mélancolique, angoissé par la fuite du temps - après quarante ans passés avec sa femme, combien d’années leur reste-t-il ? -, marqué par des drames intimes - les parents qui vieillissent et qu’il faut se résoudre à placer en maison de retraite. Il est aussi volontairement optimiste, ainsi que son sous-titre "et autres belles raisons d’habiter sur terre" le laisse entendre. Papy Delerm, accompagnant son petit-fils dans le bus, n’a pas renoncé à sa jeunesse. Il aime toujours la chanson, la BD, le théâtre et le cinéma, les vacances à la mer façon Tati, et les belles villes nostalgiques : Venise avec ses "vieux" et ses "petits", son spritz désuet légué par l’occupant autrichien, ou "Bruges la morte", impression héritée de l’ouvrage éponyme et bien oublié de Georges Rodenbach. Côté nourritures terrestres, le narrateur a plutôt des goûts simples : un pique-nique sur une aire d’autoroute, debout et rapide, un navet cru soustrait en douce au pot-au-feu familial et dévoré en suisse. Et puis il y a les boissons, toujours révélatrices du goût. Spritz déjà vu ou guignolet, joyeusement rétros, et ce fameux mojito, symbole de la boboïtude globalisée, à la fois "convivial" et "transgressif". Delerm, avec son acuité renouvelée, cette façon légère de dire des choses graves, son esprit toujours à l’écoute des autres, en parle si bien que le lecteur en a l’eau à la bouche. Un cocktail de papier à consommer sans modération.
J.-C. P.