Chaque année, la famille royale se rend devant le Cénotaphe de Londres, le monument aux morts de la Grande Guerre. En ce mois de novembre 1952, la jeune souveraine Elizabeth II ne déroge pas à la règle. Sauf que cette fois, il ne s’agit plus tant d’honorer la mémoire de ceux qui sont tombés pour l’Angleterre que de dire aux Allemands : "plus jamais ça entre nous !". Grande-Bretagne et Allemagne marchent désormais main dans la main, tel est le nouveau message à faire passer selon le Premier Ministre, lord Beaverbrook. Et pas Churchill ?… Non, vous avez bien lu. Ainsi se déroulent les cérémonies du souvenir dans les premières pages de Dominion de C. J. Sansom. L’auteur des enquêtes policières menées par Shardlake, le juriste bossu du temps des Tudors, se penche sur l’histoire proche pour mieux la distordre. Son dernier roman est une haletante uchronie où Albion aurait capitulé en 1940 !
"Churchill était loin d’être le favori au sein du parti conservateur pour succéder à Chamberlain. Que se serait-il passé si lord Halifax, favorable à une politique d’apaisement face à Hitler, avait été désigné par ses pairs ?" Halifax, l’un des architectes des accords de Munich entérinant l’annexion des Sudètes par le Troisième Reich… "Mais il souffrait de terribles maux d’estomac…", ajoute C. J. Sansom. Et c’est à celui qu’on surnommera le "Bulldog britannique" que furent confiées les clés du 10, Downing Street. Un petit buste de sir Winston trône sur une table du séjour de la maison de l’écrivain à Brighton, ou à Hove plus précisément, la partie résidentielle de la station balnéaire du Sussex. Le Churchill de bronze au front sévère demeure impavide devant les élucubrations romanesques de l’amateur d’"Histoire alternative". Avec des "si" on met Paris dans une bouteille, à travers ses hypothèses Sansom, lui, plonge toute l’Angleterre dans la nuit et le brouillard d’une occupation allemande qui ne dit pas son nom. Le magnat de la presse Beaverbrook a pris les rênes d’un gouvernement pronazi et devient une sorte de Laval anglais livrant les Juifs à la Gestapo, appliquant les mêmes lois antisémites, employant une milice de voyous pour mater les plus réticents et traquer la Résistance dirigée par le vieux Churchill… Mais C. J. Sansom s’est intéressé à l’histoire, la vraie. Il y a bien sûr ses polars précités (tous parus chez Belfond), qui se passent sous le règne d’Henri VIII, et aussi un roman sur la guerre civile espagnole, Un hiver à Madrid (Belfond, 2008). Et avant, des études d’histoire à l’université de Birmingham dans les années 1970, où l’on dispensait un enseignement fort riche. "Une vision large des choses" qui l’entraîna vers le bord de l’échiquier politique opposé à celui de son milieu de petits-bourgeois et d’ouvriers conservateurs. "J’étais de gauche mais je n’adhérais pas au matérialisme dialectique de Marx, je suis plus proche de la "société ouverte" de Karl Popper." Ce philosophe des sciences qui fustige l’historicisme, une histoire prédéterminée par des "patterns" ou des lois générales…
Spécialiste du foncier.
Sansom est le fruit des aléas engendrés par la Deuxième Guerre mondiale. Son père, un ingénieur anglais, est muté à Edimbourg où il rencontre sa mère, "une Ecossaise pur jus". C’est dans cette ville que naît en 1952 Christopher John. Mais celle qui fut "l’Athènes du Nord" à l’époque des Lumières n’a pas laissé de tendres souvenirs au futur romancier. En guise d’éducation éclairée, l’écolier subit la discipline d’airain d’"uneécole privée où l’on bridait tout individu doté d’un peu d’imagination". Il faudra attendre Birmingham pour la liberté, mais un doctorat d’histoire ne mène nulle part en temps de coupes budgétaires pendant les années Thatcher. Sansom se reconvertit dans le droit, se spécialisant dans le foncier : "Bien utile quand j’ai écrit mon premier livre de la série des Shardlake, sur la confiscation des biens de l’Eglise à la suite de la réforme anglicane."Dissolution fut rédigé lors d’une année sabbatique. "Parce que je ne voulais pas passer à côté de l’écriture sans avoir essayé." Aujourd’hui auteur à succès et à plein-temps, C. J. Sansom ne vit pourtant pas dans une tour d’ivoire ; ce fan de Ruth Rendell ou de P. D James ne rechigne pas à regarder les séries - Lost est sa préférée. Dominion, avec ses combattants de liberté contre le totalitarisme, ne se contente pas d’être un page turner. Le livre se veut une manière d’avertissement contre toute tentation nationaliste. Son auteur est horrifié par la résurgence du nationalisme sur le Vieux Continent. Ce proeuropéen de père anglais et de mère écossaise a "le cœur littéralement brisé" à l’idée d’une Ecosse indépendante. Il a donné de l’argent pour la campagne du "non" au prochain référendum, "Better together", "Mieux ensemble". Sean J. Rose
Dominion, C. J. Sansom, traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte, 710 p., 23 euros, ISBN 978-2-7144-5587-1. Sortie : 17 avril.