Photo PHOTO HÉLÈNE BAMBERGER/P.O.L

Il sait qu'il est attendu au tournant. Que changer de casquette pour passer à la fiction équivaut à "traverser une avenue sous les tirs des snipers". Mais on est prêt à parier que cette position ne déplaît pas à François Cusset. Que l'essayiste trouve même dans ce risque une excitation qui satisfait son attraction pour le combat d'idées, surtout lorsqu'il est armé d'une bonne dose de provocation. Et puis, plus qu'un changement de cap, cette "proposition littéraire" s'inscrit en réalité dans une continuité de réflexion naturelle tout en rejoignant une aspiration très ancienne, antérieure, dit-il, à l'écriture de ses premiers essais d'historien critique, il y a une dizaine d'années. Pour ce prof de fac quadragénaire qui, à Normale sup, avait préféré l'option lettres à la philo, il s'agit plutôt, plaisante-t-il, "de faire de la politique par d'autres moyens... comme dirait l'autre".

A l'abri du déclin du monde est donc un roman, le premier de cet analyste du monde intellectuel nord-américain et des questions d'identités, responsable du Bureau du livre français à New York de 1996 à 1999, et dont l'observation des échanges culturels entre les deux rives de l'Atlantique a directement nourri deux de ses quatre essais parus : Queer critics (Puf, 2002) et French theory (La Découverte, 2003). Ouvrages dans lesquels on peut déjà trouver sa volonté d'abolir les frontières qu'il juge "artificielles" et de bousculer la hiérarchie "contre-productive", établie traditionnellement par les sciences humaines, entre raconter et expliquer. Rappelant qu'aux Etats-Unis certains départements de littérature inscrivent à leur programme Deleuze, Foucault ou Derrida, il s'emploie depuis longtemps à sortir des territoires bornés des disciplines. Mettre théorie, valeurs et concepts en récit est pour lui un enjeu formel où esthétique et politique ont partie liée. "Au fond, le roman était déjà présent dans mes essais, qui accordent beaucoup d'importance aux portraits, aux exemples, aux histoires et aux contextes de la pensée..."

Le parcours professionnel de François Cusset est donc "transgenre", si l'on peut dire : il a appartenu pendant longtemps à la catégorie bien de notre temps des "intellectuels précaires", même si ses multiples activités - des collaborations à France Culture, l'animation de la collection "Penser/croiser" aux éditions Les Prairies ordinaires... - s'organisent désormais depuis trois ans autour d'un poste stable de professeur et chercheur au Département d'études anglophones de l'université de Nanterre.

Fièvre révolutionnaire

Le croisement des affects et de la politique, l'articulation entre libido et engagement, amitié et révolte, (re)travailler littérairement ces thèmes chers, voilà l'ambition de ce premier roman animé d'une énergie narrative débridée, où les idéaux s'incarnent au plus concret, voire au plus cru, dans les relations sentimentales et les corps. Il s'ouvre sur le récit fougueux et visuel, sans référence temporelle, d'une journée d'émeute dans les rues de Paris. Puis, c'est le monologue de quatre personnages qui ont partagé vingt ans plus tôt cette poussée de fièvre révolutionnaire sans lendemain : deux femmes et deux hommes dont l'auteur ne fait pas mystère qu'il a mis un peu de lui dans chacun. Pour une traversée d'époque qui embrasse, à travers les trajectoires individuelles, la plupart des problématiques politiques d'après 1968.

Moins désenchantée que son sujet ne le laisse penser, la fiction interroge avec une lucidité sans cynisme la vieille question du "Qu'avez-vous fait de vos rêves de révolte ?", explorant les possibilités de refuges, de bases de repli, offertes aux représentants d'une génération qui "a échoué sans avoir tenté". A ces Occidentaux qui ont eu la malchance de naître au début d'un "cycle de contre-révolution" et dont la jeunesse a coïncidé avec Le grand cauchemar des années 1980, cette décennie dont l'historien a dressé un impitoyable tableau dans son essai paru à La Découverte en 2006. "Aux jeunes de 20 ans que l'on sent en demande de transmission, on peut bien sûr léguer l'amertume, mais on peut aussi montrer ce qu'il y a de beau, drôle, joyeux, vivant dans cet échec-là", espère-t-il.

L'un des personnages du roman, un professeur d'histoire contemporaine qui accumule les "inécrits", reçoit d'un ami poète ce conseil pour trouver le courage de passer à l'acte : "Tu sais, un livre c'est juste un mec avec un chapeau à plumes qui sonne à la porte et qui dit "bonjour, c'est moi"." François Cusset, lui, a bien l'intention d'assumer cet original couvre-chef.

A l'abri du déclin du monde, François Cusset, P.O.L, 352 p., 17 euros, ISBN 978-2-8180-1670-1, à paraître le 22 août.

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