Méditerranée, j’écris tes noms… Sara d’Alger, Gadi de Tel-Aviv, Shimaa d’Alexandrie, Sala de Tétouan, Rasha de Beyrouth, Galip d’Istanbul, Raquel de Barcelone, Rae d’Hébron, Nicole d’Athènes, Christian de Marseille… Et aussi François de Clermont, François Beaune, né en Auvergne en 1978, l’écrivain-narrateur de La lune dans le puits, voix italisée qui parle entre les interstices de ces « histoires vraies de Méditerranée ». Pour ce troisième livre, l’auteur d’Un homme louche (Verticales, 2009) emprunte une voix autre que celle de la pure fiction, il se fait géographe et collecteur de récits, tels les frères Grimm, qui au XIXe siècle recueillirent les contes et légendes populaires allemands. Beaune, lui, a voulu relier des fragments de vie vécue, témoignages vignettes composant la mosaïque de cette mare nostrum, notre mer à tous, mère d’amour et de maux. « Ce livre est le livre de l’individu-collectif, né au combat sur les vases grecs, le livre de l’avocat-supporter-architecte-de-cirque-en-sable-aubergiste-au-chômage-sirène-de-call-center-gymnaste-et-artisane-de-médina-délocalisée… »
Les récits débarrassés des hésitations du parler témoignent des conflits politiques, religieux, des tensions intercommunautaires, des amitiés aussi… Ce sont aussi bien les pays du pourtour méditerranéen que les âges qu’on sillonne à travers ces pages séquencées en différentes saisons de la vie : l’enfance, l’adolescence, la vingtaine, la trentaine, etc., la mort. Toute la beauté de l’ouvrage tient de l’exercice funambule qui maintient la corde narrative entre restitution de la fraîcheur de l’oral et élaboration d’une langue qui par sa fluidité reflète le bel émoi de la rencontre. La vérité en littérature ne relève pas du naturalisme documentariste, elle gît dans la ponctuation, les virgules sourdes, les parenthèses invisibles qui échappent à l’œil du reporter d’actualité. Certaines anecdotes sont cocasses, comme celle relatée par Nadia dont le père est parti travailler en France et ne cesse de faire l’objet d’une confusion d’identité à cause de sa ressemblance avec Ben Bella, l’amant de sa mère ; d’autres souvenirs atroces, Maximus le marchand d’éperviers mécaniques sur le parvis de la tour Galata raconte comment les soldats sont arrivés dans le village, ont donné du chocolat aux enfants avant de violer les femmes et de brûler vifs les hommes regroupés dans la grange. Certains clichés se renversent : à Port-Saïd, le taxi insiste pour déposer l’enseignante musulmane et non voilée à l’église… L’individu-collectif dont parle François Beaune, c’est cet individu qui habite cette place qui n’existe pas, et qu’il rêve sûrement, celui qui se trouve dans une tension permanente entre son assignation identitaire et le terrain meuble de son existence. Sean J. Rose