Comme des épaves échouées sur les plages des Dunes de Flandre, il émane de « la Bib » un air de vaisseau fantôme. Suspendue dans le temps, la grande bibliothèque pour tous de Dunkerque, qui accueillera fin octobre le congrès de l'Association des bibliothécaires de France (ABF), s'est mise en veille et attend son heure. Fini les conversations animées à l'heure du café, l'écho des notes du piano en libre accès au salon de musique, les va-et-vient des visiteurs toujours plus nombreux, le bruit feutré des corps alanguis sur les gradins surplombant la grande entrée vitrée... L'équipe de la Bib le sait : il y aura un avant et un après Covid-19. Au printemps 2019, l'inauguration de l'établissement avait fait grand bruit. Rompant avec les codes traditionnels des bibliothèques silencieuses et autocentrées, la Bib était rapidement devenue un haut lieu de culture populaire. Avec son architecture sensuelle et chaleureuse, ses espaces ouverts et collaboratifs, son mobilier incitant au partage et à la détente, sa programmation inclusive, elle a accueilli entre mai 2019 et février 2020 quelque 1 450 visiteurs par jour. En additionnant les statistiques de fréquentation de la Bib et des bibliothèques de quartier, la fréquentation annuelle aurait en une année dépassé le demi-million de visiteurs. Une belle victoire pour cette ville moyenne de 67 000 habitants, en perte d'attractivité économique.
Le virus a malheureusement scié les ailes de ce beau projet citoyen. Aujourd'hui, moins de 300 personnes passent quotidiennement ses portes. Ce changement brutal et absolu questionne en profondeur le modèle du tiers-lieu. Comment retrouver l'extraordinaire animation qui régnait dans ses murs avant le confinement ? C'est le défi qui attend les bibliothécaires de cette maison que les Dunkerquois avaient résolument faite leur.
Affronter la vague
Très attendue par les Dunkerquois, l'inauguration de la Bib avait attiré des milliers de personnes en mai 2019. L'engouement n'a pas faibli au cours des mois suivants. Après une légère baisse à l'été, la fréquentation est repartie de plus belle à l'automne pour atteindre un pic à la fin de l'hiver. Loin d'être isolé, le phénomène a bénéficié aux autres bibliothèques du réseau. « On ne s'explique toujours pas la raison de ce soudain désir pour les bibliothèques , mais ce que l'on sait c'est qu'en s'inscrivant chez nous les gens ont découvert qu'ils avaient aussi un établissement dans leur quartier et ils ont commencé à le fréquenter », s'étonne Johanne Vandromme, codirectrice de la Bib. Le bouche-à-oreille a fait son œuvre, et l'établissement a été rapidement saturé. « Il nous est arrivé d'avoir 450 visiteurs en même temps. Ce n'est pas dans notre culture professionnelle d'empêcher les gens d'entrer mais, pour des raisons de sécurité et de confort, nous avons dû faire des aménagements. Nous avons tenté de maintenir le rythme mais c'était devenu ingérable, et nous en souffrions », explique Johanne Vandromme. La solution est arrivée en février 2020 avec la mise en place d'une jauge limitant l'accès à 250 personnes. « Le public a très bien reçu la nouvelle. On n'est jamais allé au-delà du quart d'heure d'attente pour entrer dans la bibliothèque : ça restait tolérable pour les gens mais on a quand même eu des files de 30 mètres sur notre parvis », raconte Amaël Dumoulin, directrice du réseau des bibliothèques de la ville de Dunkerque. Cette mesure a permis de fluidifier la circulation dans les lieux et rassuré les équipes. Un soulagement de courte durée puisque la Bib a fermé ses portes à cause de la Covid-19 quelques jours plus tard, le 13 mars.
Repenser l'espace jeunesse
Un mètre vingt de plus au sol. C'est ce qu'il manque en largeur au pôle jeunesse pour offrir aux familles un espace où évoluer avec facilité et en toute sécurité. Souffrant d'un problème d'ergonomie, la zone aux airs de couloir se sature rapidement. Elle est littéralement victime de « bouchons » lors des périodes d'affluence. Afin d'offrir une expérience de lecture plus fluide, cette partie de la bibliothèque dédiée aux enfants devrait être réorganisée dans les prochains mois et la circulation repensée. Les postes de jeux vidéo installés dans les alcôves devraient quant à eux être déplacés afin de faire migrer ses utilisateurs - plus âgés - dans une autre partie du bâtiment. De quoi donner aux plus jeunes une totale liberté de mouvement et une meilleure expérience de lecture.
Une adaptation moins facile que prévu
Malgré une préparation préalable, un solide plan de formation et une augmentation des effectifs de 50 à 60 personnes, le lancement de la Bib a généré des inquiétudes et des crispations au sein de son équipe. « Il a fallu qu'on cravache en amont de l'ouverture pour rattraper un retard de chantier, et tout a changé : c'est un peu comme si on était passé d'une petite boutique à une grande surface », reconnaît Amaël Dumoulin. L'affluence phénoménale qui s'est ensuivie a créé des tensions en interne. « On avait le sentiment chacun à notre niveau que nos difficultés venaient d'un problème d'organisation. À force de gesticuler collectivement pour remédier à ce débordement, on ne voyait pas que c'était juste impossible de faire tourner la bibliothèque dans ces conditions-là », se souviennent les bibliothécaires. Le passage au modèle de troisième lieu n'a pas non plus été évident pour l'équipe confrontée à un vrai changement de métier. Afin de rassurer le personnel, la direction a fait appel aux éducateurs du service jeunesse de la ville et à la police municipale pour animer des temps de parole avec les bibliothécaires notamment autour de la gestion des adolescents, public principal de la Bib.
Entretien avec Amaël Dumoulin
Comment redonner du sens au travail de bibliothécaire dans un tiers-lieu comme la Bib à l'heure où l'on doit respecter un mètre de distance entre chaque personne et où l'autre est vu comme une menace ?
C'est tout le débat cornélien qui agite notre bibliothèque en cette rentrée. Notre établissement a été conçu comme un espace de liberté : liberté des corps et des usages, liberté de s'agglutiner sur des canapés, liberté de jouer et de partager un café en feuilletant une revue en libre accès, liberté de grimper sur les gradins et de s'affaler sur des coussins, liberté de lire ou de ne pas lire, de flâner sans entrave. Que nous reste-t-il aujourd'hui de tout ça ? La Covid-19 nous a privés de notre essence.
C'est un retour en arrière amer pour la Bib ?
Nous avons transformé à nouveau notre établissement en bibliothèque traditionnelle, en limitant tout ce qui faisait le sel du séjour chez nous pour les publics moins captifs. On se retrouve avec un outil totalement inadapté, qu'il va falloir faire évoluer. Notre magnifique gradin par exemple ne sert plus à rien aujourd'hui. Il y a quelques mois, on voyait des gens dans tous les sens, couchés comme à la plage. C'était magnifique. Qu'est-ce qu'on en fait maintenant ? On se retrouve face à la nécessité de redéfinir complètement le rôle social de notre bibliothèque et nous sommes très embêtés car nous n'avons ni les mobiliers, ni les espaces ni les outils qui nous permettraient non pas de refaire « bibliothèque », car ça, on sait faire, mais d'être ce tiers-lieu que nous avons vocation à être. Maintenant nous devons inventer autre chose en gardant les valeurs qui nous animent : amicale, généreuse, facile, pour tous, inventive.
Quel plan de reprise de l'activité prévoyez-vous pour les mois à venir ?
Nous sommes encore en pleine réflexion à ce sujet. Ce que l'on sait c'est que l'on se tromperait à vouloir continuer à travailler de la même façon qu'avant. Nous avons des pistes mais on est quand même plongés dans la perplexité. Le temps presse, il faut agir rapidement mais paradoxalement sans se précipiter. Il nous faut travailler sur du temps moyen et du temps long. Garder le lien tout en respectant une certaine distanciation physique sera difficile dans notre bibliothèque car les espaces ont été pensés pour favoriser la proximité. Nous réfléchissons aux façons de remettre en service les postes Opac, les automates, etc. Nous allons reprendre nos premières animations compatibles avec la Covid, principalement en extérieur et en petits groupes. Fini les matchs de foot diffusés sur le gradin avec 300 spectateurs, ou les milliers de visiteurs du Livrodrome : on doit continuer à penser comme un grand établissement mais à petite échelle. L'équation qui se présente à nous aujourd'hui est simple et pourtant si complexe : nous devons trouver du palliatif, inventer des activités chaleureuses sans contact humain. Il faudra panser des blessures sans se toucher.
Selon vous, quel rôle les bibliothèques peuvent-elles jouer dans cette crise sanitaire ?
Nous les bibliothécaires nous avons une vraie responsabilité sociale. Par exemple, en tant que mère et professionnelle de service public, je n'autoriserai pas mes enfants à aller dans notre bibliothèque avec l'image de ce qu'elle était avant : un vrai bouillon de culture et de vie. Alors pour récupérer une partie de notre public - je pense notamment aux familles -, il va nous falloir beaucoup rassurer. Heureusement, nous avons à présent des directives claires au niveau de la profession. Cela nous aidera à penser la suite. La Covid ce n'est plus une question de semaines ou de mois mais bien d'années. Des mutations sociétales profondes s'annoncent. Les modèles d'être ensemble vont changer et nous devons être à l'écoute des tendances qui vont émerger pour coller le plus possible à ces évolutions de la société. Ce qui est certain, c'est que notre prochain projet de service sera articulé autour de deux sources : la dernière étude des pratiques culturelles des Français du ministère de la Culture et les leçons tirées du cataclysme de la Covid-19.
Patrice Vergriete maire de Dunkerque
C'est une aventure extraordinaire que celle de « la Bib ». Le succès a été fulgurant et considérable, au-delà même de nos espérances. L'ouverture s'est accompagnée d'un tsunami humain. La fréquentation a été multipliée par six par rapport à celle de l'ancienne bibliothèque de Dunkerque. À partir de 250 visiteurs, cela devenait tout simplement ingérable. Il faut reconnaître que nous avons été dépassés par le succès !
En changeant de nom et de bâtiment, la bibliothèque de Dunkerque a subi de profonds changements. Il a bien sûr fallu réguler le flux de visiteurs en instaurant une jauge. Mais nous avons dû également nous adapter aux besoins des nouveaux publics car le profil des usagers a beaucoup évolué. Nous avons su créer un engouement populaire et capter les familles et les adolescents, pourtant réputés plus difficiles à séduire. C'est devenu un vrai tiers-lieu : les gens viennent y prendre un café, y lire le journal, s'y rencontrer, etc. Tous ces bouleversements des pratiques ont entraîné des remises en question au sein de l'équipe et l'identification de besoins de formation spécifiques.
Notre ambition était d'en faire un équipement public qui ait la capacité d'aller chercher le public, non réservé à une élite, ouvert à tous les âges. Une sorte de modèle de démocratie culturelle. J'ai voulu une bibliothèque qui ne ressemble pas à une bibliothèque, avec un univers cosy, inspiré des équipements d'Europe du Nord. Nous avons développé des activités pour animer ce lieu qui dépasse l'univers du livre. Cette stratégie d'animation a concouru sans aucun doute au succès de la Bib. Celle-ci est devenue un repère pour les citoyens et un lieu branché pour les plus jeunes. Ils s'y donnent rendez-vous au It Coffee, se baladent dans les collections et s'emparent des espaces de travail. Notre Bib a contribué à redéfinir le rapport que la jeunesse de notre ville entretient avec le livre.