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Interrompre le cours ordinaire de la vie scolaire par un temps que chacun consacre à la lecture. C'est l'idée de cette initiative qui tend à se développer en cette rentrée. L'objectif est bien sûr de promouvoir une pratique malmenée par les écrans.

L'idée serait apparue en Turquie à l'initiative d'une professeure des écoles en 2001 et instaurée dans le lycée turc et francophone d'Ankara. Chaque midi à 13h35, une sonnerie délicate déclenche une période de 20 minutes au cours de laquelle les élèves mais également les enseignants ou les personnels administratifs et techniques se plongent dans la lecture de livres.

On trouve également cette idée au Québec en 2007. L'établissement secondaire La Polyvalente Nicolas-Gatineau avait mis en place une opération « silence, on lit » à l'initiative de son directeur désormais en retraite Claude Beaulieu. Il s'agissait de lire des romans et pas des livres de classe de façon à « donner le goût de la lecture, en espérant qu'ils aient ensuite le goût de terminer leur roman dans l'autobus ou à la maison. On souhaite aussi que les jeunes se prêtent, s'échangent leurs livres » déclarait-il au journal Le Droit du 22 juin 2007. La mise en place de l'opération avait été préparée soigneusement par l'acquisition massive de livres pour la bibliothèque de l'établissement ainsi que par un accord avec la commune afin que les élèves reçoivent une carte gratuite de la bibliothèque municipale. Des navettes entre l'établissement et la bibliothèque avaient même été mises en place. Enfin, les parents étaient associés car ils étaient encouragés à acheter un livre à leur enfant et une liste de 25 titres leur était même proposée pour chaque niveau scolaire.

En France, l'idée est portée par une association éponyme créée notamment par Danièle Sallenave. Celle-ci a mis à profit sa présidence de la Foire du livre de Brive en 2015 pour instaurer un temps de 7 minutes de lecture. Le maire de la ville a soutenu l'idée au-delà de l'édition 2015. Il a déclaré à La Montagne du 9 novembre 2015 : « Ce n'était pas un coup. On le fera vivre chaque année. Brive est capitale des lettres et du plaisir de lire ».

Depuis, l'opération a été mise en place dans plusieurs établissements et notamment au collège de Banon qui en est devenu un ambassadeur. Les médias locaux et nationaux s'en sont emparés. Le recteur a fait la visite pour prendre part et soutenir l'initiative expliquant à La Provence du 6 avril dernier que "apprendre à lire, c'est bien, apprendre le goût de lire c'est mieux". En cette rentrée, l'idée est reprise dans les Deux-Sèvres et en Lorraine par la nouvelle rectrice, Florence Robine. Elle est probablement promise à un bel avenir partout en France puisqu'elle entre dans le projet du ministre de l'Education Nationale, Jean-Michel Blanquer, qui, dans sa conférence de presse de rentrée, a dit vouloir « promouvoir les initiatives en faveur du livre et de la lecture pour entretenir et développer l'envie de lire ».
 
Une bonne idée

Le succès de cette initiative repose sur la mobilisation d'acteurs influents mais aussi sur le fait qu'elle redéfinit les actions de promotion de la lecture.

D'abord, le temps de lecture concerne les élèves mais aussi tous les personnels (enseignants ou non). L'injonction à lire s'impose à tous et tous s'y soumettent. Les élèves ne sont pas les seuls à être l'objet d'une politique, la lecture s'adresse effectivement à tout le monde. Les adultes ne sont plus seulement les porteurs d'un discours de prescription, ils donnent l'exemple de la lecture par leur pratique en public et en sympathie avec les élèves.

Cette dimension rituelle en rupture avec l'ordre scolaire, participe de l'opération. Le moment est introduit par un signal sonore spécifique et lui est explicitement dédié. Il rassemble la communauté par-delà les différences des membres qui la composent (statut, âge, classe, niveau scolaire, genre, etc.). Le silence est le produit collectif de la suspension consentie de l'agitation des corps et des conversations pour entrer dans l'univers des livres. Paradoxalement c'est ce silence qui rassemble tout le monde et participe à la construction de la cohésion du groupe.

L'autre clé du succès réside dans la faculté du dispositif à articuler l'échelon collectif et la liberté individuelle. Certes tout le monde se plie à une définition collective du moment de la lecture mais chacun est libre de s'évader dans la lecture qu'il souhaite. Il s'agit de se soumettre au groupe pour mieux s'en éloigner par le livre. C'est une occasion de construire le type de lien social auquel nos contemporains aspirent : autonomie personnelle et appartenance collective. Etre à la fois avec les autres mais sans renoncer à son choix personnel. Et le livre fournit un merveilleux support par l'extrême diversité de la production éditoriale. Et pour les élèves qui ont rencontré dans les livres un monde qui leur a plu, ils peuvent, une fois le moment terminé, chercher à partager leur découverte avec leurs camarades voire même avec les adultes. La lecture devient le support de conversations plus largement que dans les conditions habituelles où elle a moins de visibilité publique et se trouve enfermée dans une sphère intime à laquelle ne pourront accéder que les ami(e)s les plus proches.
 
L'institution peut-elle désinstitutionnaliser la lecture ?

L'objectif de « silence, on lit! » est de conduire les élèves (plus que les adultes) sur le chemin de la lecture personnelle. Mais c'est une initiative des recteurs, des chefs d'établissements et des enseignants et non des élèves. Cela demande de la part de ces derniers de faire confiance et de renoncer, au moins le temps de la durée de la séance, à leur autonomie personnelle. Ils ne pourront pas parler avec leurs amis, aller sur Internet, faire leurs devoirs, jouer sur leur téléphone, etc. Pour être consenti, ce renoncement doit déboucher sur un réel plaisir de la lecture. Les élèves qui ne sauraient pas suffisamment lire pour que cette pratique devienne un plaisir risquent d'être doublement exclus par ce dispositif puisqu'ils s'ennuieraient durant toute la séance et parce qu'ils apparaîtraient comme « non-lecteurs » aux yeux de tous. Ils doivent faire l'objet d'une attention et pouvoir disposer d'une offre de lecture (notamment BD) qui leur permettrait d'entrer dans leur lecture sans pour autant être stigmatisés comme ne sachant pas lire.

L'autre limite à ce dispositif réside dans ce qu'il dit sur la lecture. Il intervient après une multitude d'opérations visant à promouvoir la lecture de la part d'une myriade d'institutions nationales (ministères de la culture, de l'éducation et tout ce qui en découle des salons du livre aux prix littéraires en passant par les programmes scolaires et les méthodes d'apprentissage de la lecture ou « Partir en livres ») mais aussi locales. Certains enfants ont reçu (sans doute sans s'en souvenir) un livre pour leur naissance de la part de leur Département. Les communes et intercommunalités proposent des actions sur la lecture des jeunes et offrent souvent un tarif avantageux voire la gratuité pour l'accès aux bibliothèques. Ces dispositifs sont associés à des demandes scolaires fortes et répétées.

Par ailleurs, les parents (mais aussi les grands-parents et autres oncles et tantes) soutiennent la promotion de la lecture en leur offrant des livres et en les encourageant dans cette pratique. Bref, « Silence, on lit ! » conforte les jeunes dans leur impression que la lecture est une affaire d'adultes qui veulent à tout prix leur transmettre leurs pratiques et aussi leur monde. Les jeunes n'ont pas forcément la conscience précise de cet enjeu de reproduction implicite de l'ordre social dans lequel la lecture de livres fait l'objet d'une reconnaissance supérieure à celle des nouvelles pratiques sur écrans dont ils sont pourtant friands. Ils ne se rendent sans doute pas compte que ce dispositif participe d'un processus de domination. Pour autant, ils peuvent tout simplement montrer un intérêt faible parce qu'ils ne se retrouvent pas dans ce monde et parce qu'ils souhaiteraient écrire une nouvelle page du monde et affirmer leur autonomie par des pratiques nouvelles. « A quoi bon lire un livre quand on peut s'amuser avec des ami(e)s par des filtres Snapchat? » seraient tentés de dire certains.
 
Qu'est-ce que la lecture ?

Dans l'opération « Silence, on lit ! », une forme particulière de lecture (celle de livres et surtout de fiction) devient « la lecture ». La lecture de la presse et surtout la lecture des écrans sont évacuées comme si elles ne relevaient pas de pratiques de l'écrit. Face à la redéfinition juvénile de la lecture par leurs doigts, les adultes rappellent et imposent leur définition par le papier. Dans ce bras de fer silencieux, on tendrait à oublier qu'il est possible de lire de bons textes (y compris de fiction) sur écran et qu'il existe de mauvais livres papier (quelle que soit la définition que l'on en donne...). La question de la définition de ce qu'est la lecture est bien en jeu dans l'opération.

On peut bien sûr évaluer le dispositif et mesurer l'évolution du rapport des jeunes à la lecture là où il a été mis en place. On sera en mesure de savoir si l'objectif poursuivi a été atteint. En revanche, nul doute qu'il participe d'un mouvement visant à porter une définition de la lecture auprès des nouvelles générations.
 

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