Livres Hebdo : Les belles promesses clôt votre tétralogie qui parcourt les Trente Glorieuses. On pourrait penser que l'écriture de ce nouveau volume a été facilitée par le fait que, cette fois-ci, vous évoquez une époque, les années 1960, dont vous avez été le témoin direct. Cela a-t-il été le cas ?
En fait, pas vraiment. La mémoire a tout transformé et je me suis rendu compte qu'il convenait de se méfier des souvenirs. J'ai dû vraiment lutter contre ma mémoire. Ce qui me paraissait initialement important s'est révélé plutôt secondaire. Bien sûr, il y a un énorme background historique, mais c'est un roman à part entière. Il a fallu, si j'ose dire, pas mal « tirer sur les bras ». Tout ça, c'est un travail. Je suis d'ailleurs assez content lorsque l'on dit de moi que je suis un bon technicien du roman car après tout, on est aussi écrivain comme on est cordonnier... Alors, d'être en ce sens enfin devenu un bon cordonnier me ravit.
Pierre Lemaitre : À quel moment, dans le fil de l'écriture du livre, sait-on ou sent-on que l'on en tient la « musique » ? Est-ce toujours la même chose d'un roman à l'autre ?
En fait, il y a deux critères, l'un technique et l'autre plus intuitif. Le premier critère m'oblige à passer énormément de temps sur les deux ou trois premiers chapitres. En fait, le roman, c'est comme le saut en longueur. Il faut s'adapter aux conditions techniques de sa réalisation, se régler sur le nombre de foulées, la planche d'appel, etc. D'autant plus quand, comme moi, on écrit des romans d'aventures, genre qui a ses codes. Après, le deuxième critère n'intervient que lorsque je me sens enfin bien dans l'écriture du roman. La seule question que l'on se pose alors, c'est « que se passe-t-il après ? » Bien sûr, je m'appuie sur un synopsis préalable, mais celui-ci n'est jamais très fourni. S'il l'était, je pense que je perdrais le plaisir de l'écriture. Et puis, un synopsis c'est une suite d'actions ; or, pour moi, il n'y a pas d'actions, il n'y a que des personnages. Contrairement à ce que l'on prétend trop souvent, je ne suis pas sûr que la clé de la réussite d'un roman, ce soient les bonnes histoires. Ça ne marche pas, les bonnes histoires.
Les belles promesses, comme les trois volumes qui le précèdent, c'est peut-être avant tout un grand roman familial ?
Absolument. Il y a très longtemps qu'est née mon envie d'écrire un roman familial, d'où cette tétralogie en effet. La famille, c'est ce qui nous fabrique et c'est dans les familles que se jouent toutes les grandes passions sociales. C'est aussi la mère de toutes les histoires. Les Atrides, ce n'est après tout rien d'autre qu'une histoire de famille comme le sont aussi toutes les grandes sagas.
Acceptez-vous l'idée que votre livre, comme les précédents là aussi, soit également un livre politique ?
Oui, dans la mesure où mon idée était de mettre un peu de jeu dans l'image que l'on se fait généralement des Trente Glorieuses. Le lieu commun qui les associe à une période de prospérité et d'optimisme est juste, mais il ne faut pas oublier la marge, ceux que j'appelle les exclus du périphérique. La croissance économique a pu servir de tremplin aux désirs sociaux. Ça a été la construction du boulevard périphérique justement, ou le règne de la bagnole. Mais le mur devant lequel nous sommes aujourd'hui, il a été fabriqué durant les Trente Glorieuses.
Depuis Au revoir là-haut, prix Goncourt en 2013, on dit de vous que vous êtes, sans mauvais jeu de mots, le maître du roman populaire. Comment réagissez-vous à ce qui peut apparaître comme une sorte d'assignation identitaire ?
Aujourd'hui, je suis très à l'aise avec ce concept, mais c'est vrai que j'ai mis du temps. Je voyais bien, évidemment, combien cela charrie aussi l'idée d'une littérature facile. En ce sens, je crois que cela en dit long sur la conception du peuple par ceux qui soutiennent ce concept... Or je le crois vraiment, le mot populaire n'est pas le plus petit commun dénominateur entre les différentes strates du public, mais au contraire, la possibilité de les fédérer. Puisque vous rappelez le Goncourt, je me souviens de Bernard Pivot, déclarant le jour où on me l'a remis, le 4 novembre 2013, « nous avons couronné un grand roman populaire »...
Dans le même temps, vous paraissez vous être débarrassé de votre habit d'auteur de polars...
Oui, quand on s'inscrit dans un genre - surtout un genre aussi balisé que celui du roman policier -, on peut parfois s'essouffler un peu. En respecter les règles finit par être assez contraignant. Et c'est vrai qu'alors la tentation de la littérature dite blanche devient forte. Moi, je crois que je me suis bien sorti de ce passage, grâce au Goncourt. Mais c'est vrai que parfois, le lecteur a besoin de ces catégories qui le rassurent.
Qu'en est-il de votre attachement au roman ? Pourriez-vous envisager d'autres formes d'écriture ?
Je demeure convaincu que le roman reste une machine formidable pour décrypter le réel. Alors, il est vrai que la littérature a peut-être bénéficié pendant très longtemps d'une sorte de magistère excessif, s'arrogeant le monopole de la fiction. Ce temps est sans doute révolu, mais sa place reste tout de même un peu centrale. Après tout, c'est nous, les romanciers, qui avons inventé la série télé ! Contrairement à tous les prophètes de malheur, je ne crois pas que la littérature sera à l'avenir un objet dépassé. Dans la narrative nonfiction, il y a des modalités de narration qui m'intéressent beaucoup, mais en tant que lecteur seulement. Comme écrivain, je reste dans mon couloir de course, le roman. J'ai renoncé au reste car cela ne correspond pas à ma morphologie. De plus, je me suis lancé il y a des années dans un vaste projet romanesque qui se propose de raconter le xxe siècle jusqu'à la chute du Mur en 1989. J'en suis aujourd'hui aux années 1970... Il me reste donc à faire pour l'avenir.
Justement, auriez-vous pu écrire Les belles promesses - ou les écrire de la même façon - il y a vingt ans ?
Je ne crois pas. Je garde l'espoir de continuer à progresser... Je suis plus expérimenté, plus aguerri, alors finalement, je crois que je fais de meilleurs romans qu'il y a vingt ans. Je vous accorde que cela peut paraître paradoxal pour quelqu'un comme moi qui, par ailleurs, milite pour l'accès à la retraite dès 60 ans... (rires)
On vous sait grand lecteur, de Dumas bien sûr, mais aussi de Proust. Qui, quelles œuvres vous accompagnent aujourd'hui dans votre vie d'homme et de romancier ?
C'est vrai, c'est Dumas mais aussi le Hugo des Misérables qui m'ont fait écrivain. Et aujourd'hui, j'avoue que j'ai plus tendance à relire qu'à lire. En ce moment, je suis en train de lire les Essais de Montaigne. Je ne l'avais jamais fait. J'ai aussi passé l'année qui vient de s'écouler à relire Balzac. Et quant à Proust, c'est vrai, j'y retourne sans cesse et suis toujours aussi fasciné. Après, bien sûr, je lis aussi mes contemporains. Là, le dernier roman de Caroline Lamarche, Le bel obscur, qui est très beau. Et puis j'ai toujours passionnément aimé l'œuvre d'Echenoz. Il fait partie avec Modiano de ces écrivains dont je ne rate jamais un livre.
Les belles promesses
Calmann-Lévy
Tirage: 250 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 512 p.
ISBN: 9782702191477
