Polémiques

Séparer l'œuvre de l'auteur (2/2) 

Séparer l'œuvre de l'auteur (2/2) 

"Entre l’absolution et la condamnation, il y a le doute. C’est une issue rationnelle, c’est aussi un refuge, mon refuge, un espace qui n’est pas imperméable aux échos du monde réel, mais qui permet aux fictions de vivre leurs vies de fictions sans se soumettre aux verdicts de la justice ou de l’opinion publique" écrit le journaliste Thomas Sotinel sur Woody Allen.

Suite de la première partie
 
Aucun secteur de la culture n’est épargné par la cancel culture. Les expositions consacrées à Chuck Close et Thomas Roma, deux artistes américains de renom aux prises avec les #Metoo, sont annulées par la National Gallery of Art de Washington.

Hâtons-nous de prévenir ici que ceux qui dénoncent, ne se posent pas la question de savoir si ces créateurs ont été ou non vraiment jugés. Au diable la présomption d’innocence : la plupart des acteurs et cinéastes en cause ne sont pas encore, voire ne passeront pas, en justice. Mais ils ont été déjà condamnés par le tribunal des tweets et de l’opinion publique. Et celui qui a purgé sa peine ne connaîtra pas de trêve et continue de devoir payer sa faute, alors que la justice s’est prononcée, que la remise en liberté n’est pas contestée, qu’aucune interdiction de chanter n’a été prononcée à son encontre. Foutre de la réinsertion ! Montrons-nous plus barbares que le meurtrier n’a su l’être.

Et qu’on ne me dise pas que ce qui gêne seraient les rétrospectives, les interviews dans la presse, les unes de celle-ci. La culture ne peut en être dissociée. Ni être montrée sous les huées comme celles, aux allures de fatwas, qui cernaient l’entrée de la Cinémathèque le premier soir, cette forme de violence visant à intimider - propre aux intégristes religieux - étant bien éloignée du droit de manifester.  

Les bannis

A cette aune-là, ont pourtant été stigmatisées les œuvres des très populaires auteurs pour la jeunesse que sont James Dashner (qui a signé la série L’Épreuve) et l’illustrateur David Diaz, accusés tous deux sur les réseaux sociaux de harcèlement et d’agression sexuels. Leurs éditeurs (en particulier la légendaire et emblématique maison Penguin) les refusent, leurs agents les quittent, les libraires américains les retirent des rayons. Un des éditeurs britanniques de James Dashner, Abdul Thadha - directeur général de Sweet Cherry Publishing – assène comme une évidence : « Nous ne pouvons pas soutenir un auteur qui est impliqué dans le harcèlement au sein de l'édition. Ce ne serait pas moralement bien ou juste pour celles qui se sont manifestées ». Et ce alors que le contexte du lieu de ses forfaits reste très flou.

Tout se passe comme si ces auteurs devaient être sanctionnés dans leur œuvre, à défaut d’être traduits en justice (faute de preuves, en raison de la prescription, etc.). Or, il faudrait sans doute distinguer entre ceux dont les actes ont été commis dans le cadre de leur activité professionnelle (Harvey Weinstein en étant l’exemple le plus frappant) et les créateurs dont l’œuvre devrait être séparée – et est séparable - de leurs actes.

Citons aussi, puisque leurs noms sont publiés ouvertement, Daniel Handler, connu aussi grâce au pseudonyme de Lemony Snicket, auteur des Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire, à son tour désigné pour des propos tenus lors de conférences et d’événements publics. Lui-même a publié un communiqué, selon lequel il admet « que certains mots ou comportements qui semblent inoffensifs ou libérateurs à certains peuvent être très irritants pour d'autres ». Le 1er mars 2018, sa remise d’un diplôme à la Wesleyan University a été annulée par l'établissement, et l’écrivain a renoncé à cette distinction. Ressortait alors en sus une blague aux fumets de racisme prononcée à l’occasion des National Book Awards 2014. Ses adversaires avaient relevé - quel rapport ? - le manque de diversité parmi les auteurs jeunesse américains.

Quant à Sherman Joseph Alexie, Jr, célèbre aussi bien en vertu de ses livres sur les populations amérindiennes que pour ses écrits destinés à la jeunesse, il a dû annuler la remise d’un prix par l’Association des bibliothécaires américains et annoncer le report de la parution de mémoires sur sa mère, tout en reconnaissant : « Au cours des dernières années, j’ai fait des choses qui ont pu blesser des gens, y compris ceux que j’aime le plus profondément. À tous ceux que j’ai pu blesser, je présente mes excuses les plus sincères. Je suis vraiment désolé. »…

L'offense

Il y a – c’est certain - un monde entre les photographes de mode Terry Richardson, Seth Sabal, Greg Kadel, Patrick Demarchelier, Andre Passos ou David Bellemère ou encore les chefs d’orchestre James Levine et Charles Dutoit, accusés d’avoir utilisé leur pouvoir professionnel à des fins sexuelles, et ceux qui les auraient commis hors de ces cadres ou n’auraient, finalement, aucun lien avec les faits, présumés ou non. 

Alors que tous bénéficient de la présomption d’innocence, certains seraient des harceleurs classiques du monde du travail – du contremaître au PDG -, alors que l’œuvre des autres n’a aucun rapport avec leur libido. Mais c’est sans doute là un distinguo trop subtil pour notre époque qui juge à la vitesse d’un post.

Thomas Sotinel, journaliste au Monde, s’est penché en 2018 sur le cas de Woody Allen dans un éclairant article intitulé « Revoir l’œuvre du cinéaste à l’heure du #Metoo » : « Mais la vérité sur Woody Allen ne sera jamais projetée sur un écran. Et rien, dans l’histoire du cinéma, ne permet de penser que l’on puisse fonder son intime conviction en regardant les films d’un accusé. Entre l’absolution et la condamnation, il y a le doute. C’est une issue rationnelle, c’est aussi un refuge, mon refuge, un espace qui n’est pas imperméable aux échos du monde réel, mais qui permet aux fictions de vivre leurs vies de fictions sans se soumettre aux verdicts de la justice ou de l’opinion publique. »
 
 

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