Histoire

Sade, la vie et l'œuvre (2/4)

Sade, la vie et l'œuvre (2/4)

Entre fantasmes et faits historiques, le Marquis de Sade est l'une des figures les plus controversées de la littérature française. Suite de la saga, entre censure et Enfer.

Suite de la saga historique et juridique (lire le premier épisode ici)

Enfermé à la Bastille en 1785, Sade entreprend en effet de mettre au propre les brouillons des Cent Vingt Journées de Sodome. Le texte est recopié d’une écriture minuscule sur les deux côtés de trente-trois feuillets d’un peu plus de onze centimètres, collés les uns aux autres et formant ensemble une bande de douze mètres de long. Il soustrait le rouleau à la vigilance de ses gardiens en le cachant dans sa cellule, mais le perd lors de son transfert à Charenton. Quatre ans plus tard, la forteresse honnie est prise, pillée, ruinée. Sade est persuadé que l’ouvrage est perdu, il en verse des « larmes de sang ». Les lignes les plus ahurissantes de la littérature mondiale ont pourtant survécu. Un miracle dont il faudra cependant attendre plus d’un siècle et demi pour qu’elles soient portées à la connaissance du public. Maurice Heine les publie, à partir du rouleau de la Bastille, de 1931 à 1935. Il disparaîtra par la suite, victime (!) de querelles bien humaines et classiques. 

Rouleau suisse

J’ai admiré ce manuscrit une première fois en Suisse, dans les années nonante, alors qu’il appartenait au grand bibliophile Gérard Nordmann. Le rouleau a séjourné dans le canton de Vaud jusqu’en 2014, année du bicentenaire de la mort du marquis, devenu entretremps, le prince de la censure. Il est à présent sorti des mains d’héritiers terribles, a pu regagner le sol parisien et est exposé afin d’être vendu à des investisseurs. 

En voilà du chemin parcouru depuis la prison de la Bastille entre les murs de laquelle il été rédigé avec la plus belle économie de papier, chaque feuillet étant roulé pour être glissé, selon la légende, entre deux pierres du cachot ou dans le fondement du marquis à l‘aide d’un fourreau sur mesure ; puis d’être, là encore au choix du mythe, dissimulé entre les seins de Renée-Pélagie ou soufflé à travers les barreaux à l’aide d’une sarbacane de fortune.

La paternité de Justine

Mais revenons un instant et en arrière sur ce siècle d’or du libertinage français que serait le XVIIIe, illustré, à l’ordinaire, d’aventures insipides aux Indes orientales et de contes de fées plus ou moins polissons : Justine ou les malheurs de la vertu, paru en 1791, est la première œuvre publiée du vivant de Sade. La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux, sous-titré Dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles est imprimé quatre ans plus tard. Un degré supplémentaire vient d’être franchi là dans l’exploration du vice.

Sade ne reconnaîtra jamais la paternité de ce premier livre ni du second. En 1799, La Nouvelle Justine, suivie de Histoire de Juliette, sa sœur sont livrés au public, un public il est vrai restreint, mais qui va vite s’élargir, sollicité par le souffre et la légende. Ces trois œuvres, dont Sade niera jusqu’à la fin être l’auteur, paraissent anonymement avant de rejoindre presque aussitôt la clandestinité, puis de disparaître un temps de la circulation. Avec les Cent Vingt Journées de Sodome, ces trois ouvrages forment la quintessence de la transgression sadienne et de son entreprise de destruction de la morale et de la religion.

La qualité principale des censeurs tient à leur obsession. Les plus grands pourfendeurs de la littérature érotique ont toujours développé un goût très particulier pour la bibliographie, mais aussi pour la conservation méticuleuse des pages et gravures licencieuses. 

Censure royale

Dès 1546, Charles-Quint fait dresser, par l’université de Louvain, le premier Catalogue des livres dangereux. Pie IV, quant à lui, fait établir la Liste des livres défendus. Les Index librorum et prohibitorum deviendront en eux-mêmes un type d’ouvrages recherchés des collectionneurs. Car le propre de ces recensions est de reproduire ad libidum les intitulés les plus audacieux. 

Qui aime bien châtie bien. Le sens de la compilation et de la litanie n’est souvent que le reflet du trouble ou du désarroi des censeurs. Le statut du livre érotique, conservé mais interdit, est révélateur des rapports troublés qu’entretiennent la loi et la sexualité. C’est ainsi que la Confession de Mademoiselle Sapho ou La Secte des anandrynes, qui est tenu pour un classique de la littérature lesbienne, est attribuée par les commentateurs les plus autorisés à la plume de Mathieu-François Pidansat de Mairobert. Celui-ci était par ailleurs censeur royal… Il a fini par être accusé de fournir des pamphlets à la presse de Londres à partir des textes dont il pourchassait par ailleurs la diffusion. Ce censeur et libertin, très contemporain de Sade, se serait tué dans son bain en 1779, pour échapper à une arrestation imminente. 

Censure systématique

Mais la première politique systématique de censure ne fut érigée que par une loi de 1819 qui fustige « tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs ». Cette disposition, pour le moins amphigourique, fut redoutablement appliquée, au point de pourchasser ce que la fin agitée du XVIIIe siècle et la relative permissivité de la Révolution avaient laissé publier. Les victimes de cette loi sont encore célèbres aujourd’hui : Les Chansons de Béranger comme La Guerre des dieux de Parny connaissent leur première interdiction en 1821. En 1822, ce furent Le Chevalier de Faublas, de Louvet de Couvray, qui avait pourtant été publié régulièrement depuis 1787, et les Chansons de Piron. En 1824, la police poursuit soudainement Les Liaisons dangereuses ! En 1826, Erotika biblion, de Mirabeau, et Les Divinités génératrices du culte de Phallus chez les anciens et les modernes, de Dulaure sont visés à leur tour. En 1852, Le Sopha de Crébillon fils, et Les Bijoux indiscrets, de Diderot, sont rattrapés par le Second Empire, etc. Que de libertins qui forcent à ce constat : aucune comparaison possible avec notre Sade.

C’est en tout cas dans ce climat particulier que se serait structuré l’Enfer de la Bibliothèque nationale, les uns – et notamment Apollinaire - datant sa naissance du Consulat, les autres – tel Pascal Pia qui signa Les Livres de l’Enfer du XVIème siècle à nos jours – rattachant sa création aux dernières années du Second Empire.

Enfer

Sade, qui écrit jusqu’à la fin, en 1814, y occupe bien entendu une place d’honneur. Toutes les éditions originales de ses écrits y ont été conservées dans un état quasi-neuf. Il y a là toute la vie clandestine aussi des écrits du marquis, en français, bien sûr, mais aussi en anglais ou encore en polonais. Des dizaines et des dizaines de fiches.

Les censeurs ont en effet toujours pris le soin non seulement de mettre en fiches, mais aussi de rassembler et de conserver l’objet de leur fureur. Le Supplément du Grand Dictionnaire universel de Larousse précise qu’ « il existe à la Bibliothèque nationale un dépôt qui n’est jamais ouvert au public : c’est l’Enfer, recueil de tous les dévergondages luxurieux de la plume et du crayon ». 

Le terme d’Enfer, si lié à Sade, serait né, au XVIIe siècle, pour désigner « le grenier du couvent des Feuillants dans lequel on avait exilé les livres hérétiques ». Pascal Pia avait d’ailleurs relevé, en préface à son célèbre volume bibliographique : « qu’il y ait un enfer des imprimés, cela donnerait presque à rêver, même à qui ne lit jamais. Le feu est l’un des éléments de la mythologie du livre. Le calife Omar passe pour avoir fait incendier ce qui restait de la Bibliothèque d’Alexandrie après les ravages qu’y avaient provoqué deux cent cinquante ans plus tôt les brandons allumés par les légionnaires romains. Durant plusieurs siècles, les écrits condamnés par un tribunal ecclésiastique ou par une cour de justice ont été brûlés, et parfois brûlés avec leur auteur ou avec un mannequin le représentant, si le coupable était en fuite ».

L’autodafé est en train de passer de mode. Mais Beauvoir signait-elle néanmoins, en 1955, soit au temps du procès de Pauvert, Faut-il brûler Sade ? 

(à suivre)

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