C’est une jolie surprise que ce "manuscrit trouvé dans une malle", selon son éditrice, Bernhild Boie, surtout s’agissant d’un auteur aussi structuré que Julien Gracq (1910-2007), qui a organisé son œuvre au cordeau en cultivant la rareté : une petite vingtaine de titres, tous genres confondus, depuis Au château d’Argol (1938), fidélité adamantine au même éditeur, José Corti, refus de voir ses livres repris en poche, pléiadisation de son vivant…
Pourtant, un "monstre" de 500 pages manuscrites, conservé à la BNF, atteste bien que l’écrivain travailla durant trois étés, de 1953 à 1956, assez laborieusement semble-t-il, à un récit intitulé Les terres du couchant, avant de l’abandonner au profit d’Un balcon en forêt, publié en 1958. Sans "bouleverser la vision que nous pouvons avoir de l’œuvre de Gracq", reconnaît l’éditrice, maintenant qu’elle paraît forclose (à moins d’autres surprises à venir), Les terres du couchant ne doit pas être considéré comme accessoire ni anecdotique.
Après Le rivage des Syrtes, le chef-d’œuvre de l’écrivain - salué par le prix Goncourt 1951, qu’il a refusé - dont il est encore très proche par l’inspiration, l’univers du mythe médiéval où il se situe, le style ample, dense, parfois étouffant, ce texte marque la fin d’un premier cycle dans l’œuvre gracquienne. Il semble que le professeur d’histoire-géo Louis Poirier se soit lassé de ses reconstitutions "en costume", même très épurées, passant à quelque chose de plus dépouillé et d’un genre littéraire nouveau, avant, finalement, de renoncer au roman.
Découvrons donc, dans un Moyen Age de fantaisie, le Royaume, incarné par sa capitale, Bréga-Vieil et son château fort, tentant de résister à des invasions barbares, déjà triomphantes, de bizarre façon : par la palabre, la diplomatie, voire l’accueil. Face à cela, le narrateur, employé au cadastre - on connaît la passion du géographe Gracq pour la cartographie, qu’il exprimera dans La forme d’une ville -, escorté de son compagnon Hingaut, ainsi que de Lero, Hal et Bertold, quitte le Royaume et part à l’aventure sur de vastes terres, sombres et indistinctes. Les héros se trouveront confrontés à l’inconnu, à la violence, décrite avec un vrai réalisme - la seule fois dans toute l’œuvre de l’auteur. Leur quête s’achèvera dans un autre pays, et dans un sfumato très pictural.
C’est un texte altier, superbement écrit, qui ravira tous les aficionados de Gracq. La question qui demeure, c’est pourquoi il ne l’a pas achevé et donné à la publication, alors qu’il est largement meilleur que bien d’autres romans de l’époque, édités, eux. Lui seul aurait pu répondre. Mais ce détachement et cette exigence rares, qui furent sa marque de fabrique, continuent de mériter notre respect. J.-C. P.