Avant même sa parution, le nouveau roman de Martin Amis a fait parler de lui. L’éditeur habituel des livres de l’Anglais, Gallimard, n’a pas souhaité le publier. La Zone d’Intérêt débarque donc à la rentrée chez Calmann-Lévy dans une traduction de Bernard Turle qui s’était déjà chargé de celle de Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre (Gallimard, 2013, repris chez Folio).
Martin Amis, ses lecteurs le savent, est un satiriste qui aime provoquer, choquer, appuyer là où cela fait mal. Il est préférable d’aborder le texte vierge de toute information sur son sujet. Le lecteur comprend qu’il est transporté en 1942, au sein de la Zone d’Intérêt, où l’on découvre plusieurs personnages. Voici Angelus Thomsen, dit Golo, dont on va apprendre qu’il a travaillé pour le service de renseignements de l’état-major, l’Abwehr, et qu’il a pour oncle ce Martin Bormann qui "régit l’agenda du Sauveur".
L’homme est grand, avec les cheveux d’un blond givré, et ne cache pas être très porté sur les femmes. On sait qu’il a notamment une liaison avec Ilse Grese, surveillante principale, et une autre avec Loremarie Ballach, l’épouse d’un collègue.
Surtout, Thomsen en pince sérieusement pour Hannah Doll, mère de deux jumelles et épouse du commandant, Paul Doll, que les mauvaises langues surnomment le "Vieux Pochetron". Celui-ci a auparavant exercé à Dachau et réceptionne des convois partis de Drancy. Sous ses ordres, il y a des responsables de la main-d’œuvre, des médecins, des désinfecteurs, des kapos, une équipe de laveurs au jet, un orchestre.
Aux arrivants, Doll explique qu’ils sont là pour récupérer avant leur transfert dans des fermes où leur sera confié un "travail honnête récompensé par un hébergement honnête". Qu’ils vont être escortés au sauna pour y prendre une douche chaude avant d’être installés dans leurs chambres. Le commandant s’affirme "complètement normal". Il lance : "impossible n’est pas SS", prétend n’avoir jamais "porté une haine particulière aux Juifs" mais que, "de toute évidence, il fallait s’occuper d’eux". A ses yeux, la défaite est impossible. Quand il est tenté de se laisser aller à une quelconque faiblesse, Doll pense à l’Allemagne.
N’oublions pas de mentionner Szmul qui se présente comme un témoin, connaît le nombre de corps ensevelis dans le Pré du Printemps. Lui est le chef des Sonderkommando, un prisonnier juif qui assiste les nazis dans leur élimination des évacués.
Martin Amis pousse loin le bouchon dans un volume aux allures de farce tragique et grotesque à la fois. On retrouve sous sa plume des thèmes qu’il avait déjà abordés dans La flèche du temps (Christian Bourgois, 1993, repris chez Folio) ou dans La maison des Rencontres (Gallimard, 2008, repris chez Folio). La Zone d’Intérêt met en scène de manière grinçante des êtres qui ne veulent voir que ce qu’ils veulent voir, se retranchent dans leur tour d’ivoire ou retardent l’échéance. Le roman d’Amis aura ses défenseurs qui en souligneront l’audace et la virtuosité, et ses détracteurs qui s’interrogeront sur sa nécessité et sa pertinence. Il ne laissera en tout cas pas indifférent.
Alexandre Fillon