Livres Hebdo - Avec ce nouveau livre, vous revenez sur un précédent ouvrage, La terza fase, publié en 2000, qui constituait une "mise en garde" contre les évolutions technologiques. La tonalité de Pris dans la Toile est moins alarmiste. Quels éléments ont fait évoluer votre analyse ?
Raffaele Simone - D'un côté la diffusion universelle, capillaire et ubiquitaire des médias numériques personnels (ce que j'appelle la médiasphère), qui empêche de les considérer comme des objets mystérieux et oblige à les traiter comme des protagonistes de la modernité, des ressources puissantes et intrusives (aussi du fait de leur attraction) qui sont là et qui ont encore beaucoup de chemin à faire entre nous, avec nous et sur nous. Il s'agit là, certes, d'un processus industriel, donc visant à des résultats économiques solides et permanents ; mais c'est un processus que l'on ne peut arrêter. Donc il faut faire avec, les assumer et en comprendre les bénéfices et les coûts. De l'autre côté, mon analyse a été influencée par le fait que les médias, employés d'une manière consciente, peuvent rendre des services que rien ni personne n'a jamais pu offrir auparavant. Là, il s'agit de reconnaître les services et dominer les aspects négatifs. J'emploie parfois une image que j'aime pour donner l'idée de cette ambiguïté intrinsèque des médias : ce sont indiscutablement de grandes ressources, mais dont les bords sont coupants ; il faut apprendre à s'en servir sans se blesser les mains.
Quelles sont les caractéristiques de l'écriture et de la lecture numériques ?
Ecriture et lecture sont parmi les opérations cognitives qui ont été le plus profondément affectées par la médiasphère, surtout quand elles relèvent de la connaissance (école, université, recherche). La lecture sur les médias (du livre numérique à n'importe quel PDF) favorise et impose presque une lecture par sauts, tout à fait indifférente à la continuité et à l'homogénéité du texte. Celles-ci passent au deuxième plan car ce qui importe là est de trouver des morceaux significatifs que l'on puisse employer en fonction de ses objectifs : mais cela, c'est du bricolage ! Les écritures académiques (thèses, mémoires, rapports, etc.) sont le terrain où cela se voit avec la plus grande clarté : le couper-coller, qui au début n'était qu'une petite opération pratique de rédaction, est devenu une épistémologie à part entière. La lecture par les médias, elle, a changé de nature par rapport au "modèle classique de la lecture" : celle-ci se déroulait dans le silence (la bibliothèque en était l'emblème fort), elle était exclusive (rien ne pouvait se faire en lisant, sauf grignoter des petits gâteaux) et solitaire. Actuellement elle se pratique dans des paysages sonores chargés de bruits et elle est "multimédia" dans le sens qu'on peut la pratiquer aussi en écoutant de la musique ou en tapant sur le clavier du courrier électronique. Si vous passez quelques heures dans une grande bibliothèque (comme la BNF à Paris), vous ne tardez pas à vous apercevoir que la plupart des "lecteurs"... ne sont pas là pour lire ! Ils sont tous devant un écran, ils font du courriel, ils sautent d'un site à l'autre... Lecture et écriture, en outre, sont affectées par un élément de hâte impossible à freiner et inconnue jusqu'à maintenant : la lenteur (trait majeur de la lecture et de l'écriture avant la médiasphère) est bannie ; la rédaction et la lecture sont rapides et donc doivent s'exercer sur des textes courts, courts, courts (la mesure d'or de Twitter est de 142 caractères)... Peu à peu les textes eux-mêmes se raccourciront pour s'adapter à cette mesure... Quelqu'un a signalé que la conséquence, certes extrême, de ce penchant pourra être un "verbicide", c'est-à-dire l'assassinat du texte (surtout littéraire) ; j'ajoute (on en discute pas mal en Italie) qu'une autre conséquence extrême est l'abandon des études d'humanité.
De quelle façon la notion d'auteur se trouve-t-elle modifiée ?
Quand le texte devient, comme dans la médiasphère, librement accessible, modifiable par n'importe qui, collable et découpable à l'infini, etc., l'auteur en est évidemment dissout. Il y a par ailleurs une grande créativité dans ce domaine : le texte autopublié (c'est-à-dire en sautant l'éditeur), le texte personnel (formé de morceaux de plusieurs textes choisis et montés d'après les intérêts du lecteur, mais où l'idée de source a disparu), le texte collectif... Ce sont toutes des formes de textes qui ignorent, évitent, démantèlent la notion même d'auteur. On commence même à créer des romans faits de SMS ! Il est clair que ce chemin n'est qu'à son début. Au fur et à mesure cela posera aussi des problèmes juridiques, car les auteurs survivants pourront revendiquer des droits !
La forme du roman, qui domine la littérature depuis le XIXe siècle, peut-elle perdurer dans le numérique ? En tant que telle, la narration ne peut mourir. L'espèce humaine est faite pour elle et les langues aussi sont modelées pour en satisfaire les nécessités. Ce qui est en train de changer est bien la forme du roman, comme vous le dites. On oscille entre les romans de 600 pages, où ce qui prévaut est le flux de l'histoire, et les détails ou l'écriture ne comptent pour rien, et les romans en ligne, où l'auteur peut aussi bien n'être qu'un sigle !
Vous rappelez que le texte comme entité ouverte et instable est une idée très ancienne. Assiste-t-on simplement à un retour de cette idée, ou bien l'instabilité propre au numérique est-elle d'une tout autre nature ?
Je crois que l'instabilité dominera de plus en plus dans les textes de tout type, que le plagiat perdra au fur et à mesure son caractère de crime (la médiasphère en est la patrie !), que n'importe qui pourra insérer ses propos dans un texte même classique et le remettre en circulation... Tous ces faits sont en train de modifier et modifieront encore dans le futur toute la filière de fabrication du livre : l'auteur, le lecteur, le rédacteur éditorial, l'éditeur, le typographe, l'imprimerie, le correcteur d'épreuves, le critique littéraire (n'importe qui publie désormais ses critiques - géniales ou sottes - dans les sites les plus divers), le libraire...
Vous faites référence à Platon qui, dans Phèdre, déplore que l'invention de l'écriture fige le discours et délègue la mémoire. Ne peut-on pas penser que la révolution numérique apporte autant de gains que le fit l'écriture ? Ou bien les pertes vous semblent-elles plus importantes ?
Les gains sont immenses, c'est évident. Parmi les plus importants : la possibilité de trouver des informations de tout type à l'instant (même si la qualité n'en est plus garantie par personne). Cela élargit le périmètre de notre connaissance comme jamais dans le passé. Mais, faut-il ajouter, la qualité du savoir qu'on en tire n'est pas forcément bonne !
L'organisation systématique de la connaissance est-elle condamnée par la culture en réseaux ? Ne peuvent-elles pas cohabiter ?
Elles cohabiteront synchroniquement, mais peut-être pas chez les mêmes personnes. Le peuple de la médiasphère perdra petit à petit les trois caractères majeurs de la connaissance que je décris (encyclopédisme, systématicité, cyclicité) ; les têtes d'oeuf, elles, qui resteront évidemment là (il faudra toujours quelqu'un qui connaisse les choses en profondeur !), cultiveront en silence la grande charpente cognitive que l'Occident a élaborée au fil des siècles, et peut-être se moqueront-elles avec un sourire du reste du monde, qui ne fait que du petit bricolage en ligne, en imaginant vivre dans une nouvelle dimension. Cela finira par créer deux classes non plus sociales mais cognitives. Le phénomène est déjà évident. On verra quand il sera accompli.