Universitaire, essayiste et critique littéraire, Jean-Yves Tadié a consacré sa vie aux écrivains, de Marcel Proust, dont il est le spécialiste incontournable, à Malraux en passant par Jules Verne ou Dumas. Éditeur, il a occupé pendant vingt-cinq ans la direction des collections Folio Théâtre et Folio Classique chez Gallimard avant de se retirer en 2018. Il a dirigé la dernière édition d'À la recherche du temps perdu dans la bibliothèque de la Pléiade en quatre volumes parus entre 1987 et 1989, ainsi que l'édition des Œuvres complètes de Nathalie Sarraute dans la même collection en 1996.
Il se raconte enfin dans le premier volume de ses mémoires, L'autre côté du temps (1939-1968), paru chez Plon en 2024 et bientôt suivi d'un second, en convoquant ses souvenirs, ses maîtres à penser, ses révélations ou ses indignations. Sous sa plume, ces « mouches du passé » se transforment en témoignages captivants de la vie littéraire, politique et intellectuelle depuis la Seconde Guerre mondiale. Jean-Yves Tadié a accueilli notre journaliste chez lui, pour un entretien qui revisite le passé autant qu'il éclaire de son discernement, de son humour et de son humanité le temps présent.
Livres Hebdo : L'autre côté du temps s'ouvre sur vos premiers souvenirs liés à la guerre. Pendant l'Occupation, quand les sirènes retentissent, l'enfant que vous êtes se réjouit d'avoir un moment de lecture qui l'attend dans la cave. Comment ce contexte particulier a-t-il contribué à faire de vous un lecteur ?
Pourquoi a-t-on une vocation de lecteur ? Voilà une grande question. Nous connaissons tous des gens qui ne lisent pas, dans tous les milieux sociaux. Il suffit que je regarde par la fenêtre pour voir des appartements cossus, mais vides. Non seulement il n'y a pas de livres mais il n'y a pas de tableaux. Ici, dans ce quartier du XVIe, c'est le vide : c'est l'argent sans culture.
Alors, je le dois beaucoup à ce petit monde de la cave du boulevard Suchet, souterraine - ma mère bien sûr, d'autres locataires affolés, et moi avec mes livres de la bibliothèque rose et ma lampe électrique en train de dévorer la Comtesse de Ségur, et ensuite tous ses épigones. Je pense que ce petit monde m'a énormément marqué et probablement aussi traumatisé, c'est-à-dire qu'encore maintenant, pour moi le bonheur, c'est être en train de lire entouré de gens qui me sont chers.
Enfant, vous souffrez de solitude parce que vous êtes asthmatique mais aussi parce que vous êtes harcelé à l'école. Cette solitude ne s'est-elle pas finalement transformée en atout pour votre vocation littéraire ?
Oui certainement. En littérature, on essaie de combler un manque, de compenser une blessure. J'aurais préféré ne pas être seul, sans aucun doute. J'ai séché des mois entiers, parfois à cause de la guerre, et ensuite, bien souvent, je me suis absenté parce que je ne supportais pas mes camarades. Les récréations pour moi, c'était un enfer ! J'en veux considérablement aux Jésuites d'avoir toléré ce monde qui mélangeait les harceleurs qui ne sont pas nombreux - parfois ce sont des gens faibles eux-mêmes - et l'antisémitisme. J'entendais souvent de charmants camarades de Franklin dire « Tu as l'air juif, Tadié ». Je ne savais même pas ce que ça voulait dire. J'avais vu des étoiles jaunes, des appartements pris par les officiers allemands, et un certain nombre de phénomènes dont on ne me donnait pas l'explication.
Vous avez consacré dix ans à une thèse sur l'art du roman chez Proust ; vous avez dirigé la dernière édition de La Recherche en Pléiade ; vous êtes l'auteur de la biographie de Proust qui fait encore référence aujourd'hui. Comment Proust est-il entré dans votre vie ?
Ma mère possédait tout Proust, non seulement La Recherche mais aussi sa correspondance. Elle avait essayé de me le faire lire quand j'avais 13 ans, mais je n'avais pas accroché. J'y suis arrivé grâce à une lecture, en classe par un professeur de philosophie de Franklin, d'une page du Temps retrouvé, qu'il lisait d'ailleurs pour se moquer des phrases interminables. C'était la scène admirable des pavés inégaux et j'ai eu une sorte de coup de foudre. De retour à la maison, j'ai tout lu, de la première à la dernière page. Proust avait tout à mes yeux : la poésie, l'humour, la drôlerie, la profondeur psychologique, même l'intérêt romanesque, et l'incroyable qualité du langage porté à un degré extraordinaire parce qu'en fait, il a tous les langages.
Dans les années 1960, vous partez enseigner à la faculté des lettres d'Alexandrie, puis au Cameroun. Qu'est-ce qui a motivé ce choix d'une vie ouverte sur le monde ?
Je voulais échapper à tout un monde que je n'aimais pas, à la fois celui de la guerre d'Algérie, d'une France un peu médiocre, d'un enseignement au lycée que je n'avais pas envie d'assumer. J'avais envie de découvertes et quand je suis allé aux Affaires étrangères, on m'a proposé New Delhi ou Alexandrie... un choix extraordinaire. L'Inde était un saut si grand que je me suis dit qu'Alexandrie était plus prudent ; puis lorsque j'ai dû quitter l'Egypte, il n'y avait qu'un poste à Yaoundé.
Bibliographie sélective
- Proust et le roman, Gallimard, 1971 ; « Tel », 1986.
- Le récit poétique, PUF, 1978 ; « Tel », 1994.
- Le roman d'aventures, PUF, 1982 ; « Tel », 2013.
- Proust, Belfond, 1983 ; Pocket, « Agora », 2022.
- La critique littéraire au XXe siècle, Belfond, 1987 ; Pocket, « Agora », 2005.
- Marcel Proust. Biographie, Gallimard, 1996 ; « Folio », 2 vol., 2022.
- Regarde de tous tes yeux, regarde ! Jules Verne, Gallimard, « L'un et l'autre », 2005.
- De Proust à Dumas, Gallimard, 2006.
- Le lac inconnu, entre Proust et Freud, Gallimard, « Connaissance de l'Inconscient », 2012.
- Le roman d'hier à demain (avec Blanche Cerquiglini), Gallimard, « Hors-série Connaissance », 2012.
- André Malraux. Histoire d'un regard, Gallimard, 2020.
- Proust et la société, Gallimard, 2021.
- L'autre côté du temps (1939 - 1968). Mémoires, Plon, 2024.
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Comme disait un jour Roland Barthes : « Ce qu'il y a de merveilleux dans la vie à l'étranger, c'est qu'on se sent en vacances, on n'est pas responsable de ce qui se passe. » Effectivement, j'ai vécu dans des pays qui cultivaient en vous un fort sentiment de culpabilité : la déchéance de l'Occupation, les guerres coloniales scandaleuses. En Égypte, je me disais au fond que j'étais du côté des Arabes. Puis, j'étais au Cameroun au moment de l'horrible guerre dont on parle maintenant et qui a fait 100 000 morts. Je suis stupéfait de l'absence d'empathie des êtres humains les uns pour les autres. Et on voit cela tous les jours à Gaza, au Soudan, en Ukraine. Cela recommence toujours. Aller à l'étranger me permettait de me mettre en vacances morales, j'échappais à un sentiment de culpabilité très fort en moi.
Pourquoi l'histoire n'est-elle faite que de répétitions ?
C'est extraordinaire qu'il n'y ait pas de leçons d'histoire. Les gens s'imaginent toujours être différents, que ce n'est pas la même chose, y compris d'ailleurs dans leur vie privée car il n'y a pas non plus de leçon de l'histoire que nous avons vécue. Platon, qui était un génie, l'a illustré dans Le mythe d'Er (Livre X de La république). Il imagine que quand nous sommes arrivés au paradis, les humains peuvent recommencer leur existence, et ils ont pour cela des petits sacs préparés avec différents types d'existences, celle qu'ils ont vécue et d'autres. Et finalement, dit Platon, tout le monde choisit le même sac. Les gens qui bombardent s'imaginent peut-être obtenir d'autres effets qu'au Vietnam ou qu'en Irak. Dans le cas de Gaza, c'est très spécial, c'est une volonté d'extermination.
« Pour développer une pensée, il faut penser contre »
Ce que vous voulez en rentrant à l'ENS, c'est vous consacrer à la philosophie, pas à la littérature.
Oui, je m'imaginais philosophe. Et, il s'est passé une scène comique. Le directeur de l'ENS, Jean Hyppolite, grand historien de la philosophie injustement oublié, m'avait fait passer l'épreuve à laquelle j'avais eu la note maximale grâce à Jean Grenier, l'autre membre du jury. J'avais comme question « Qu'est-ce que l'individu ? » J'avais cité ce passage étonnant où Dante descend aux enfers, Virgile l'accompagne et l'abandonne en lui disant : « Tu peux continuer seul, je te couronne roi et pape de toi-même. » Et Dante fond en larmes. J'ai dit : « Voilà, l'individu, c'est ça. » Hyppolite, qui avait dû trouver cette histoire exagérément littéraire m'a dit : « Vous êtes littéraire, n'est-ce pas ? » Je n'ai pas osé dire non mais j'ai toujours gardé un goût pour les idées, les concepts, la réflexion. La critique littéraire pour moi, ce n'est pas simplement des faits et des dates - pas plus que l'Histoire d'ailleurs.
Étudiant, puis jeune professeur, vous êtes en décalage avec les enseignements de l'Université dont vous dénoncez le système féodal qui s'écroulera en 1968. Vous auriez préféré parler du grand renouvellement des sciences humaines alors en marche dans toutes les disciplines. Comment expliquez-vous cette extraordinaire richesse de la pensée française, à une époque où les essais se vendaient dix fois plus qu'aujourd'hui ?
C'est ce qu'on a baptisé le structuralisme, qui regroupe bien des choses, mais toujours des livres passionnants. Je pense qu'après la guerre, il y a eu un besoin extraordinaire de réflexion de toute une génération, d'ailleurs brillante, qui allait de Lévi-Strauss à Merleau-Ponty et de Sartre à Foucault. Et pour la littérature, cela se passait à Genève ou à Bruxelles avec Poulet, Starobinski, Rousset. C'était une rupture totale avec ce qui m'avait beaucoup ennuyé, toute une pensée poussiéreuse, décatie qui avait mené à cette incroyable capitulation de la guerre.
Finalement pour développer une pensée, il faut penser contre. Donc je pensais contre mes maîtres, contre tous les professeurs à la Sorbonne qui faisaient des conférences à périr d'ennui, marquées par un historicisme positiviste. On établissait des faits, des dates, la bibliographie, qui avait connu qui. Ce qu'il y avait dans Sertorius ou dans Le Cid, on vous le racontait aussi mais on ne vous disait pas pourquoi c'était beau. Je m'étais dit que quand je serai professeur, j'essaierai de faire le contraire : là où ils ennuient, j'essaierai de ne pas ennuyer ; là où il ne faut jamais rire, j'essaierai de faire rire ; là où ils nous racontent ce qu'il y a dans les œuvres, je ne raconterai pas.
Jean-Yves Tadié- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Quel regard portez-vous sur la façon dont s'exerce le discours sur la littérature aujourd'hui ?
À vrai dire, je ne sais pas comment il s'exerce. Mais je craindrais beaucoup le type de raisonnement qui consisterait à dire « c'était mieux avant ». Je me suis toujours beaucoup méfié de ce qu'Horace appelle les laudator temporis acti, ceux qui font l'éloge du temps passé. Un livre d'un grand historien de la pensée religieuse, Lucien Jerphagnon, s'intitule C'était mieux avant... et remonte à l'antiquité latine : déjà à Rome, on disait que c'était mieux en Grèce !
Je ne lis plus vraiment d'essais de critique littéraire mais je ne crois pas qu'il paraisse des livres équivalents aux Études sur le temps humain de Georges Poulet ou aux livres de Gaston Bachelard. J'ai eu la chance de grandir au milieu de l'apparition de tout cela ; et une deuxième chance, celle d'en comprendre l'intérêt.
Quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine, dont un pan est davantage centré sur la vie des auteurs, leurs histoires familiales, leurs traumatismes que sur le monde qui nous entoure ?
Il y a trois auteurs français que j'admire beaucoup. Je lis tout Modiano. Et il y a Pascal Quignard et J. M. G. Le Clézio. Par exemple, je me suis aperçu que Quignard avait publié en 1991 un Georges de la Tour absolument fantastique de beauté dès la première page - que Breton n'aurait pas refermée, je pense ! Il lit l'incipit. C'est extraordinaire de résumer l'œuvre d'un grand peintre comme « un tête à tête de l'homme avec lui-même à l'aide d'une flamme ». C'est vraiment un immense talent littéraire qui est capable de concevoir cela.
« Je ne suis pas sûr que ce soit en France que le plus beau se passe »
Je ne lis pas beaucoup de littérature contemporaine car, comme beaucoup de gens de mon âge, j'ai des urgences. Par exemple, j'ai découvert qu'un compositeur américain proche des surréalistes, George Antheil, auteur de la musique du Ballet mécanique de Fernand Léger, avait écrit un unique roman policier en 1930. C'est amusant parce que son orchestre pour ce ballet comportait des moteurs d'avion qui avaient choqué à Carnegie Hall. Il a écrit ce roman policier pour se venger des directeurs de la salle de concert et des critiques : il les a tous tués dans son roman ! Donc, tout à coup, j'ai senti le besoin d'acheter ce livre. J'ai des pulsions, des idées de lecture qui n'ont rien à voir avec les publications contemporaines, que je ne méprise pas. Toutefois, je ne suis pas sûr que ce soit en France que le plus beau se passe... Peut-être aux États-Unis, en Russie - où il y a une immense autrice, Ludmila Oulitskaïa, qui a dû émigrer le deuxième jour de la guerre d'Ukraine - mais aussi dans le monde arabe, un peu partout. J'ai aussi tendance à essayer de boucher des trous massifs. Je n'ai pas lu tout Nabokov et me le reproche. Cela ne m'apporte pas grand-chose de lire qu'un auteur ou une autrice a eu des ennuis avec son père ou ne s'est pas entendu avec sa mère. J'ai déjà lu ça quelque part !
Toutes les époques ne sont pas également dotées de génies littéraires.
Non. Et c'est un grand mystère. Il y a de grands trous dans la littérature française, dans la littérature anglaise encore plus. Et il y a rarement des come-back. Quand Busby Berkeley, grand novateur dans les années 1930 aux États-Unis avec ses comédies musicales, refait un film qui est un flop total, il dit : « There is no come back for has been ». C'est une phrase terrible que les hommes politiques pourraient parfois méditer d'ailleurs !
À l'heure où nous nous parlons, le Prix Goncourt 2025 est sur le point d'être annoncé.
Quand ai-je acheté un Prix Goncourt ? Peut-être Le rivage des Syrtes de Julien Gracq ou Les Mandarins de Simone de Beauvoir, qui m'avait passionné. On ne savait pas encore à quel point c'était une femme atroce ! On acceptait tout. On acceptait le harcèlement, l'antisémitisme, celui d'après la guerre, pas celui d'avant la guerre. Et je n'appelle pas non plus « antisémitisme » le fait d'être contre Netanyahou, ce qui est un devoir pour tous, me semble-t-il. Le véritable antisémite pour moi, c'est lui.
C'est difficile d'être vertueux tout le temps. On vit des époques passionnantes, mais ces guerres terribles, ces massacres... et l'incroyable inconscience de nos dirigeants. Chateaubriand écrivant Les mémoires d'outre-tombe aussi avait le sentiment d'un crépuscule. Écrire ses mémoires, c'est aussi avoir le sentiment qu'on va vers un crépuscule, comme si on transposait le sien dans celui de l'Histoire. Il faut agir contre le réchauffement climatique, contre le colonialisme et l'impérialisme, qu'on dénonçait dans ma jeunesse dans les rues et qui ne sont pas morts. Il y a aujourd'hui des choses magnifiques à défendre et la littérature, bien sûr, doit le faire. Dans les années 1930, des auteurs comme Malraux avaient cette conscience qu'il fallait parler des autres mondes, des opprimés, des injustices - et pas simplement de sa petite famille et de ses déboires amoureux. Mais ce qui est extraordinaire, c'est que là où il y a des bourreaux, il y a aussi toujours des gens qui cherchent à sauver les victimes, des médecins sans frontières qui repartent, des volontaires d'ONG qui se dévouent. Je trouve bouleversants tous ces gestes de justice qui s'opposent à la cruauté sans limites qui est tout de même le fond de l'Histoire.

