Depuis dix ans, les libraires se prêtent volontiers au jeu de notre palmarès annuel de la rentrée littéraire. Ils apprécient aussi de plus en plus de décliner l’exercice au sein de leur magasin. Le prix littéraire, souvent décrié lorsqu’il est décerné par un jury de critiques littéraires et-ou d’écrivains, a le vent en poupe en librairie. Constatant, comme Fabrice Blondeau, gérant de Dédicaces à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) et coorganisateur du prix Libraires en Seine, que "les prix de lecteurs, et même de libraires, sont plébiscités par l’opinion", les libraires n’hésitent plus à créer leur propre dispositif, qui participe, au même titre que les rencontres, à la communication et à l’animation du point de vente.
Si la formule n’est pas récente, elle fut longtemps l’apanage des associations de libraires, ou, au tournant des années 2000, des grandes enseignes. Le prix des Libraires, qui rassemble un jury de quelque 2 000 libraires francophones, a été créé en 1955 par la Fédération française des syndicats de libraires (FFSL). Dès les années 1980, l’Association des librairies spécialisées jeunesse (ALSJ) lance les prix Sorcières. Elle est suivie, dans les années 1990, par le groupement Canal BD et, en 2000, par l’Alef, association des librairies mieux-être et spiritualités, qui créent chacun leur prix. En 2002, la Fnac innove en introduisant, pour le prix du Roman Fnac, un jury mixte composé de libraires et de lecteurs. Cultura adopte la même formule l’année suivante en créant Les Talents. Les deux chaînes sont rejointes en 2008 par les Espaces culturels E. Leclerc avec leurs prix Landerneau.
Choix alternatifs
Les librairies indépendantes se sont emparées des prix littéraires dans la foulée. S’il existe autant de formules que de librairies, l’envie d’y associer les clients et lecteurs est commune à toutes afin de "ne pas laisser seulement le choix aux libraires ou aux professionnels", explique Evelyne Levallois, qui codirige L’Autre Monde à Avallon. La volonté de mettre en lumière des choix alternatifs et des auteurs peu ou mal connus du public constitue également une motivation forte, qui a conduit Marie-Rose Guarniéri, la directrice de la librairie des Abbesses, à Paris, à créer son prix en 1998, en partenariat avec la brasserie Wepler et la Fondation La Poste. "Sans se poser comme découvreur de talents, nous mettons en avant, grâce au prix, des ouvrages plus confidentiels. C’est un prolongement de notre travail quotidien de coups de cœur et de prescription", confirme Fabien Rouault, qui orchestre depuis 2007 le Sheriff d’or chez Esprit BD (Clermont-Ferrand).
La création d’un prix permet non seulement au libraire d’élaborer une proposition autre, mais aussi de renforcer son lien avec une partie de sa clientèle, de créer une communauté et de lui proposer une expérience différente autour du livre. "Avec nos prix, nous fédérons un petit groupe de fidèles autour de la librairie", souligne Michel Edo, libraire chez Lucioles. Pionnière, la librairie viennoise a décerné en 1991 sa première récompense, le prix Lucioles, et cultive depuis le goût des prix avec pas moins de cinq autres récompenses, en jeunesse et en BD notamment.
Du temps et peu d’argent
A Avallon, Evelyne Levallois "construit du lien" en réunissant, de juin à octobre, un groupe d’une vingtaine de personnes "gravitant autour du livre". En trois séances "vives et animées", les participants sont chargés de distinguer, parmi une soixantaine de romans, le lauréat de L’Autre Prix, remis début octobre.
Animation en soi, le prix littéraire permet également de renforcer d’autres événements, comme les rencontres. Celles-ci peuvent accueillir le lauréat. Elles peuvent aussi structurer le prix, comme à L’Usage du monde à Paris, où Jean-Philippe Pérou et sa compagne accueillent, de septembre à février, les six auteurs des livres sélectionnés durant l’été. "Comme il y a un petit enjeu, le public répond facilement présent et les échanges sont plus riches et plus vivants, pointe Jean-Philippe Pérou. Cela permet aussi d’assurer un public à des auteurs moins connus. " Chaque année, une soixantaine de clients participent au vote final, qui a lieu en février.
Valorisant l’aspect qualitatif du travail de libraire, le prix littéraire se révèle aussi une opération commerciale profitable. Il demande beaucoup de temps, mais finalement peu d’argent, et il permet d’écouler au minimum une centaine d’exemplaires du livre gagnant, quelle que soit la taille du point de vente. L’ouvrage, souvent mis en scène jusqu’à la prochaine édition du prix, est également assuré de rentrer dans le fonds de la librairie. "C’est une manière de prolonger leur durée de vie", plaide Fabrice Blondeau, qui aimerait d’élargir à toute la France le prix Libraires en Seine. "Si 500 librairies, chacune suivie par une centaine de lecteurs, s’unissent pour décerner un prix et organiser au moins un événement, rêve-t-il, alors là, l’impact sera réel."