Avant-critique Roman noir

Dépeignée, la girafe. Avez-vous déjà pensé à vous mitonner une salade citadine ? Pissenlits, laiterons, pourpiers et autres portulacacées, parfaitement comestibles, poussent en effet au pied des HLM et dans les interstices de nos trottoirs. Bagnolet, Échirolles, Vesoul : le bitume est une assiette gratuite, en marge du commerce certes plus florissant d'autres cannabacées combustibles moins recommandables. Bref, la cueillette se simplifie d'autant lorsqu'à Toulouse un mystérieux « Homme à la craie » vous indique de ses pleins et déliés éphémères le nom savant ou vernaculaire de chaque végétal. Pariétaire de Judée ou vergerette de Sumatra, séneçon de Mazamet ou orpin blanc, mouron des oiseaux ou griffe de sorcière... Excentrique, pédagogique, mais inoffensif. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi se faire embarquer dans le panier à salade dirons-nous, même si l'individu cache les néfastes plaies d'un passé douloureux.

Toulouse donc : ville rosse et noire à l'occasion. Ils sont cinq, cinq autres narrateurs lambda, surnageant en compagnie de leurs fantômes dans ce bocal urbain. Il y a Gaspard, un bon gars, en charge de la vidéosurveillance d'un carrefour de la ville : job tranquille. Mais passer sa vie face à l'écran, comme une version professionnelle d'un mal du siècle, peut s'avérer néfaste. Surtout si, hors cadre, de l'autre côté de la lorgnette, vous apprenez que votre épouse batifole allègrement. Quant à Lucas, autre clown triste plus Buffon que bouffon, c'est entre une mère impotente et sa passion pour les girafes qu'il s'étiole. Et que dire de Zélie, la dame au balcon, à qui les chardonnerets de l'avenue donnent des ailes sans pour autant lui permettre de s'envoler au-delà du bout de la rue. Elle aussi souffre de dysfonctionnements intimes dont elle ne peut se départir pour rester de marbre, même si son compagnon se prénomme Pierre. Pierre le chauffeur de poids lourds qui, comme Ahmed l'élagueur, prendra également la parole son tour venu. Ainsi, chacun s'empare de son chapitre à la première personne d'un présent bien singulier, chacun avec un angle de vue différent sur la mêlée qui va tous les agglomérer puis révéler leurs côtés sombres et leurs ennemis à portée de main. D'eux cinq nous apprenons le chemin, pas à pas, à la manière de Short Cuts de Robert Altman. Mais c'est sans doute cet Homme à la craie qui orchestre le mieux ces destins ingrats, poussés comme du chiendent entre les failles du béton, celles où nichent les plantes rudérales insignifiantes, celles où s'organise le prochain télescopage des protagonistes. Comme au théâtre, tout le monde se retrouve pour la dernière scène d'une fable qui finit mal. « La perfection est parfois de ce monde, il suffit que l'homme n'en soit pas », dit l'auteur, soulignant la laideur d'une humanité prête à étouffer tout organisme fait de sève ou de sang. De Bouche d'ombre à Loin des humains (Rivages, 1996 et 2005), Pascal Dessaint est un orfèvre à la palette riche et déconcertante, capable d'un récent roman factuel et historique, 1886 l'affaire Jules Watrin (Rivages, 2023), comme de cet Envers de la girafe poétique et barré, truffé de digressions piquantes et d'hyperboles écologiques ou zoologiques. C'est joliment loufoque et grinçant à la fois.

Pascal Dessaint
L'envers de la girafe
Rivages
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 23 € ; 207 p
ISBN: 9782743666224

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