La révolte des courtisanes. À 30 ans, Joyau est l'une des plus anciennes courtisanes d'une maison close fréquentée par les « néo-nobles ». Ses collègues et elle, avant d'être vêtues des plus belles soies, ont grandi dans la fange des bas quartiers, puis ont dû s'habituer à endurer les brimades et humiliations des cruels tenanciers de la Maison, sise en bordure d'une ville dont on ne verra pas grand-chose, à part un lointain paysage d'usines en ruines et de canaux sales. Joyau s'estime d'ailleurs presque chanceuse d'en avoir été éloignée : « Sur le toit le vent nous frappe, chaud, humide, et aussi l'odeur de la ville : pourrie mais curieusement chimique, comme une batterie couverte de moisi plutôt qu'un morceau de viande décomposé. » Dans cette société où les plus miséreux deviennent les cibles de purges, risquant l'élimination physique dès qu'ils atteignent l'âge de 10 ans, on prie un dieu sans nom dans des églises délabrées, mais seuls les riches croient en la vie éternelle. Dans ce récit quasi statique, le monde semble désespérément figé. Ni flâneries ni déambulations pour les courtisanes. Seule une gestuelle sensuelle et aguicheuse est autorisée à ces corps privés de mouvements, circonscrits dans le périmètre de leurs clients. Les déplacements des protagonistes se résument à des allers-retours discrets entre la Maison et une vieille église où la toute-puissance du sacré réveille chez les prostituées un sentiment d'injustice et de révolte. Quand Joyau et ses amies organisent en secret les funérailles de Winfield, une pensionnaire qui a été tuée par un de ses clients, un miracle se produit : la défunte ressuscite et annonce qu'elle entend se venger, quête dans laquelle Joyau, enfin prête à tout perdre, va la suivre... Une intense et fascinante histoire d'amitié prend forme, et l'intrigue semble alors mue par une sorte de lutte des classes alimentée par le seul espoir des prostituées de soustraire leur corps à un avenir fatal.

De cet univers postapocalyptique dépouillé, on perçoit à peine les signes d'un futurisme et d'une modernité technologique lointains, si ce n'est l'allusion à de mystérieux véhicules « glisseurs » qu'on ne voit jamais ou à des implants dont on ne sait s'ils sont fonctionnels. « Dans la vie, nous sommes payées pour imiter l'art  », fait observer Joyau. L'enjeu devient-il alors de rendre sa part de sublime à la révolte ?

Dans ce court roman élégant et délicat dans sa forme et son style, des passages au langage ordurier offrent d'heureuses et salutaires respirations. Avançant parfois à l'aveugle, le lecteur n'entrera pas dans le secret des chambres calfeutrées ; ici, tout n'est que rumeurs, que l'on suivra en accompagnant Joyau vers la résilience et la libération. Canadienne d'origine indo-caribéenne, biologiste, Premee Mohamed est l'autrice d'une dizaine de romans et novellas oscillant entre la science-fiction, la fantasy et l'horreur. Elle a reçu les prestigieux prix Nebula et World Fantasy pour ce Et que désirez-vous ce soir, œuvre originale qui s'apparente à un conte philosophique, aussi poisseuse et étouffante qu'elle est intrigante.