Il n'y aura pas de chaises vides, mardi 4 juin sur la scène de la Maison de la poésie, à Paris, où se tiendront les Etats généraux du livre « Tome 2 ». Les représentants des pouvoirs publics seront bien là alors que, l'an dernier, une rangée de sièges inoccupés avait matérialisé leur silence au « Tome 1 » de cette manifestation organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE), qui réunit 20 associations ou syndicats d'auteurs et d'agents littéraires. L'amphithéâtre de 160 places est complet depuis la mi-mai, preuve de l'attente que suscite le thème brandi comme une revendication : 10 % minimum de droits pour tous.
« Besoin de manger ? »
A 7,2 %, selon le dernier baromètre (2018) des relations auteurs-éditeurs de la SCAM-SGDL, la moyenne est bien inférieure alors que les charges sociales et fiscales ont augmenté. Celles-ci amputent des droits peu élevés (40,2 % des auteurs affiliés à l'Agessa gagnaient moins que le Smic en 2013), produisant un effet de ciseaux qui rend plus sensible que jamais la question de la répartition de la valeur dans la chaîne du livre. L'affiche des Etats généraux l'illustre explicitement : découpée d'un gâteau un peu fatigué, une modeste tranche représente la part de l'auteur, premier maillon de la chaîne alimentaire du livre, et qui en revendique une portion plus consistante. Cette baisse tendancielle était bien identifiée dans l'enquête sur la situation économique et sociale des auteurs de livres publiée en 2016 par le ministère de la Culture. Loin d'être propre à la France, elle s'observe dans les autres pays où des études sont disponibles, Australie, Etats-Unis et Royaume-Uni notamment.
Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?, demande avec ironie un livre d'entretiens réalisés par Coline Pierré et Martin Page, qui ont interrogé 31 créateurs (y compris eux-mêmes), surtout des écrivains, illustrateurs et traducteurs. Ils leur ont posé 35 questions identiques, dont celle qui donne son titre au recueil publié en financement participatif chez Monstrograph, éditeur associatif. Quelques-uns vivent correctement de leur métier, mais la majorité avoue des difficultés, parfois avec un humour amer. A propos de l'éventuelle nécessité de se nourrir, Quentin Faucompré, auteur de La stratégie du sandwich, son dernier livre publié aux Requins marteaux, répond : « Non. Les structures qui oublient de me payer le savent. »
« Les écrivains réagissent en fonction de la violence qui leur est faite par la société dans laquelle ils vivent », résume Sabine Wespieser, fondatrice de la maison du même nom, et rare éditeur à accepter de s'exprimer sur le sujet, chaque prise de parole sur cette question s'exposant à de possibles commentaires acerbes sur les réseaux sociaux. Le Syndicat national de l'édition n'a pas souhaité s'exprimer avant les Etats généraux. Hachette comme Editis, les deux premiers groupes français, ont décliné l'invitation à évoquer leurs initiatives à propos des revenus ou des services complémentaires qu'ils peuvent proposer aux auteurs. Soulignant qu'elle refuse la facilité de la surproduction et prend aussi sa part de risque, Sabine Wespieser applique une transparence totale dans les relations avec ses auteurs, qu'elle considère comme « l'alpha et oméga » de son activité et auxquels elle verse depuis ses débuts 10 % de droits.
Comptablement, l'ensemble de l'édition apparaît déjà au-delà de ce niveau de rémunération. A 476,2 millions d'euros en 2017, en hausse de 1,6 %, les droits d'auteur représentent en moyenne 10,6 % du chiffre d'affaires de l'édition en prix public hors taxe (PPHT) selon le rapport annuel du SNE. En 2007, ils étaient à 448 millions d'euros (9,6 % du PPHT), avant d'osciller pendant toute la période autour de 10 %. Mais ce total de « droits portés en charge » comprend dans une proportion inconnue ceux des directeurs de collections, ceux des éditeurs de poche qui reviennent pour moitié aux éditeurs grand format, ou encore les achats de droits à l'étranger (plus élevés qu'en France).
Surproduction
« Les droits premiers baissent sans discontinuer depuis quinze ans », assure Laure Pécher, cofondatrice de l'agence littéraire Astier-Pécher, qui s'appuie sur les statistiques rassemblées par le Service du livre et de la lecture. Le montant des droits par exemplaire vendu a peu varié, autour de 1,10 euro. Le nombre de titres vendus a augmenté de 75 %, passant de 423 067 références en 2004 à 739 900 en 2017 selon GFK. Si l'on divise le montant des droits de l'année, selon le SNE, par le nombre de références, la moyenne des droits répartis (nouveautés et fonds) a chuté de 42 %, sachant que cette estimation est gonflée de sommes ne revenant pas aux auteurs.
Même s'il est approximatif, ce calcul fait ressortir l'effet de la surproduction qui n'empêche pas l'érosion du volume d'affaires global, émietté entre des auteurs qui ne s'y retrouvent pas. Une évolution aussi constatée dans l'enquête du ministère de la Culture. « Il faut moins de livres, mieux soutenus par les éditeurs », tranche Marie Sellier, présidente de la SGDL. « On voit bien que nous sommes loin des 10 % de droits, notamment en jeunesse, et que les à-valoir baissent. Nous devons clairement évoquer le partage de la valeur, la transparence des comptes et cette surproduction galopante », insiste-t-elle, en souhaitant une médiation des pouvoirs publics.
Pour parvenir à cet objectif de 10 %, « nous avons trois solutions, estime-t-elle. Soit nous arrivons à un accord interprofessionnel, à l'image de celui qui a été conclu en Allemagne, soit nous parvenons à généraliser des bonnes pratiques, comme le Centre national du livre l'a fait pour la rémunération dans les salons en conditionnant ses aides au respect d'un barème. Mais le plus probable est qu'il faudra en passer par une loi, eu égard au peu de résultat des discussions en cours », prévoit-elle.
En attendant, les auteurs qui le peuvent ou qui l'osent, tant la décision est encore compliquée en France, prennent un agent littéraire pour les aider dans leurs négociations. Ils ne sont que 3,4 % à le faire parmi les répondants du baromètre SCAM-SGDL 2018, mais la proportion a presque doublé par rapport à la précédente enquête (2015). Elle serait supérieure si les agents acceptaient les nombreuses sollicitations, ainsi qu'en témoignent Pierre Astier (distingué en mars du prix du meilleur agent littéraire à Londres) et Laure Pécher, Christophe Ledannois, spécialiste de la BD, ou encore Anna Jarotta.
Cette dernière représente depuis quelques mois Katherine Pancol auprès d'Albin Michel, dont le président du groupe, Francis Esménard, a exprimé à de nombreuses reprises l'hostilité qu'il éprouve à l'encontre de ces intermédiaires. « C'est apaisé maintenant, mais il a fallu avancer comme un brise-glace, et la glace était vraiment solide », préfère-t-elle en rire aujourd'hui. Mais elle ajoute avec conviction que « la ligne partageant les revenus des éditeurs et des auteurs doit évoluer », accompagnant son propos d'un geste explicite de la main. Le taux de droits doit dépendre notamment du périmètre de ce qui est cédé : « si c'est pour le monde entier, ce taux doit évidemment être plus élevé », insiste-t-elle, en indiquant aussi qu'un agent demande moins (20 %) qu'un éditeur (50 %) sur les cessions de droits à l'étranger. En 2017, l'ensemble des cessions de droits a rapporté 138 millions d'euros aux éditeurs, dont ils ont conservé la moitié, selon l'usage.
« Normal de partager »
La place du curseur est au cœur de l'économie de l'édition. Olivier Sulpice, P-DG de Bamboo, qui versait 10 % de droits (puis 12 % à partir de 20 000 exemplaires) depuis la fondation de sa maison, est passé à 12 % au 1er janvier (13 % à partir de 20 000 exemplaires, et 14 % à partir de 40 000 exemplaires). Auparavant, il versait rétroactivement 12 % sur la totalité des ventes, une fois les 20 000 exemplaires dépassés. « A partir de ce seuil, un livre devient vraiment rentable, il est donc normal de partager », juge cet éditeur également auteur.
Mis en place lors du lancement du label Drakoo avec Arleston, auteur notamment de Lanfeust, qui ne se voyait pas faire travailler ses confrères dans des conditions moins bonnes que les siennes, ce barème devrait représenter 1 à 2 % de marge, estime Olivier Sulpice. « Les auteurs sont la force la plus importante de la maison, il ne faut pas se contenter de le dire, il faut le montrer. S'ils sont satisfaits, ils devraient travailler encore mieux, et tout le monde devrait s'y retrouver », suppose-t-il.
Un gâteau plus gros comblerait évidemment tous ceux qui vont discuter de la proportion de leurs parts mardi prochain. Mais depuis une décennie, le marché du livre évolue plutôt dans la résistance que dans l'expansion. Il reste les revenus annexes, toujours liés au livre, mais ne dépendant plus des entreprises d'édition : bourses du CNL, interventions dans des salons ou des écoles, résidences, ateliers d'écriture (Gallimard en organise pour ses auteurs), conférences - service testé par Hachette Livre, envisagé aussi par Editis, organisé ponctuellement par Eyrolles.
Autant de temps pris sur celui de la création, qui reste l'élément fondamental de la valeur d'un auteur. Dans sa nouvelle « Serf-made man » (1), Alain Damasio décrit un monde privé de travail à cause de l'intelligence artificielle, où seuls des « créatifs » conservent une activité, que l'écrivain réussit à humaniser via un trio de personnages porteurs d'espoir où il a assurément mis de lui-même. W
Marie Sellier
L'expertePrésidente de la Société des gens de lettres depuis 2014, Marie Sellier, a enchaîné plus de dix ans de mandats divers. Elle veut maintenant s'accorder une pause, dont personne ne lui contestera le mérite, d'autant qu'elle a parallèlement continué à produire une œuvre personnelle considérable. Diplômée de Sciences po, ancienne journaliste, elle a démarré ce sacerdoce de représentation collective à la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse (trésorière, puis présidente) avant d'être élue en 2012 à la tête du CPE, où sa détermination a permis d'aboutir en 2013 à la signature avec le SNE du nouveau contrat d'édition à l'ère numérique. L'année suivante, il prenait force de loi, intégré dans le Code de la propriété intellectuelle, mais il a fallu l'assortir de multiples accords complémentaires et s'occuper de nouveaux dossiers sociaux et fiscaux, le tout à coups de questions parlementaires, amendements et négociations au ministère de la Culture.
Samantha Bailly
La franc-tireuseAuteure multiple, scénariste et vidéaste, Samantha Bailly a le sens de l'image. Elle n'hésite pas à payer de sa personne, parfois durement du fait d'une exposition courageuse pour certains, insupportable pour d'autres, depuis son élection en 2017 à la présidence de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse où Guillaume Nail vient de lui succéder. Avec le SNAC-BD, elle a lancé en septembre 2018 la Ligue des auteurs professionnels, soutenue par des auteurs stars enfin convaincus de l'utilité de l'action collective. Manifestations au Salon de Montreuil, séries vidéo, « obsèques du livre » près du ministère de la Culture, mise en dessins de « l'extinction culturelle française » : la situation sociale des auteurs, la répartition des droits, la réforme des retraites deviennent visibles et cruellement drôles, d'autant que ces campagnes sont largement diffusées sur les réseaux sociaux sous un hashtag explicite : #payetonauteur.
Pascal Ory : pas de non-dit !
« La principale vertu de ces Etats généraux du livre est de sortir d'une situation de non-dit et -d'exprimer clairement une dimension revendicative pour les auteurs, en invitant aussi les autres professionnels à prendre position publiquement, et en faisant entendre également la voix des pouvoirs publics qui peuvent jouer un rôle d'encadrement, et qui doivent prendre conscience de la situation « , explique -Pascal Ory, président du Conseil permanent des écrivains, organisateur de la journée du 4 juin. « Les Etats généraux de 2018 ont permis de faire passer la nécessité d'une compensation de la CSG pour les auteurs, dont les particularités étaient ignorées des responsables de la réforme. Etablir un rapport de force, c'est développer une argumentation et élever la voix », souligne l'historien, -spécialiste des questions sociales et culturelles.
« La précarisation des auteurs, y compris parmi les professionnels, est à l'origine d'une partie du malaise actuel. Nous sentons bien que la situation se fragilise chez les adhérents de la confédération qui compose le CPE, ajoute-t-il. Nous arriverons sur un terrain neuf avec cette réflexion sur un objectif de 10 % minimum de droits. Ce niveau est loin d'être atteint, il faut réfléchir à une juste rémunération des auteurs, et nous souhaitons que les partenaires se saisissent de cette question, insiste le président du CPE. Avec ses sensibilités et des sociologies variées, l'organisation a connu des périodes de moindre activité, mais elle se remobilise lorsque la situation s'aggrave. Le CPE est d'ailleurs né d'un moment de crise, lorsqu'il a fallu s'opposer à l'arrêté Monory [libéralisant le prix du livre, NDLR], puis s'organiser pour élaborer la loi sur le prix unique », rappelle l'historien.
En septembre prochain, Pascal Ory ne sollicitera pas de renouvellement de son mandat, qu'il aura été « très heureux d'exercer ». Le périmètre du CPE s'est agrandi pendant sa présidence et compte maintenant 19 organisations, avec la toute nouvelle Ligue des auteurs professionnels, créée en septembre, l'Alliance des agents littéraires français (en tant que membre observateur), et la Société des auteurs de jeux. Il transmettra à son successeur un dossier ancien, mais qui semble se concrétiser au fil des dernières réunions avec le Syndicat national de l'édition et le Syndicat de la librairie française : la création d'un outil précis mesurant les ventes de livres à partir des sorties de caisse.