L’amoureux de littérature que je suis a lu avec un intérêt la biographie de Nathalie Sarraute que vient de signer Ann Jefferson – publiée chez Flammarion et traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup – qui offre une nouvelle vision du Nouveau Roman comme des liens entre Gallimard et les Éditions de Minuit ; cet intérêt étant accru par le fait d’avoir été l’avocat et l’ami, jusqu’à leur décès, de Robert Pinget et d’Alain Robbe-Grillet.
La biographe, qui a fréquenté son sujet durant plusieurs années, révèle que les archives que celle-ci a confiées à la Bibliothèque Nationale ne seront consultables qu’en 2036, quarante ans plus tard. Afin d’expliquer son geste, Nathalie Sarraute a ainsi indiqué que « les lecteurs ne feraient que des interprétations trompeuses ».
Pour mémoire, le droit de divulgation constitue l’un des attributs moraux de tout auteur. Et le Code de la propriété intellectuelle dispose que l'auteur « a seul le droit de divulguer son œuvre » ; il « détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ».
Le droit de divulgation, c’est donc le pouvoir pour un écrivain de décider seul de la part de son œuvre qui mérite d’être publiée ou de rester sous la forme d’un brouillon conservé avec nostalgie (et, dorénavant, d‘un fichier oublié sur un disque dur). Aucun éditeur ne peut s’emparer du manuscrit, pour passer outre le pouvoir propre au créateur de considérer tel ou tel texte comme indigne de sa bibliographie officielle.
Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. Le 13 février 1981, la Cour d’appel de Paris a jugé, à propos de portraits représentant Jean Anouilh, que si le photographe « avait autorisé Paris-Match à divulguer les cinq photos en cause dans son magazine, il n’a jamais autorisé TF1 à les divulguer par la voie de la télévision ».
Ce sont évidemment les morts qui nous intéressent le plus ici : le milieu littéraire s’amuse souvent à faire tourner les tables. Car, perpétuel comme tous les droits moraux, et franchissant donc la frontière du domaine public, le droit de divulgation est transmissible par voie successorale.
Droit de succession
Le Code l’a expressément prévu : « Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir »…. Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain — en clair, pour autoriser une publication, ou s’y opposer.
Mais cet exercice post mortem du droit de divulgation n’est pas laissé au seul libre arbitre des héritiers, tantôt battant monnaie à l’aide de projets d’embryons de synopsis, tantôt rougissant en découvrant un écrit érotique que Papa, pourtant si croyant, a visiblement pris plaisir à griffonner.
Ledit code prévoit donc le « cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé ». Tout un chacun ou presque est alors apte à saisir la justice pour contester leur décision. Et le juge se détermine en fonction de ce que l’auteur avait pour intention : a-t-il prévu le cas dans son testament, une correspondance, son journal intime (inédit lui-aussi !), une interview ?
Las, certains gens de lettres sont restés muets. Et, faute d’indications précises, laissent les juristes impuissants. L’arbitraire – autrement dit l’appétit financier, la pudibonderie, la volonté de servir avec fidélité, etc. – reprend… ses droits. Et le débat d’animer les colonnes des gazettes littéraires comme les dîners en ville.
Tel n’est pas le cas de Paul Morand, ou de Paul Léautaud, dont les écrits les plus personnels ont été soumis à un embargo post-mortem bien long de leur part ou de celle de leurs ayants-droits.
Nathalie Sarraute a été concise et claire. Au-delà de sa biographie, l’écrivaine attendra donc 2036 pour être pleinement lue et interprétée.