Vérité, R. I. P. À son disciple Théétète, Socrate explique sa méthode en rappelant avec ironie qu'il est le fils d'une sage-femme. « J'ai l'art d'accoucher les esprits, comme [ma mère] avait celui d'accoucher les femmes », dit le père de la maïeutique, cette manière d'interroger son interlocuteur afin qu'il se délivre par lui-même de ses propres pensées. Accoucher de la vérité ne se fait pas sans douleur. L'exercice de l'esprit critique consiste à douter et (se) remettre en question constamment. Esprit critique, doute, pluralité, effort, ironie... Des notions rendues quasi obsolètes dans le cyberespace, selon Michaël Lainé dans son nouvel essai L'ère de la post-vérité. Membre des Économistes atterrés, le maître de conférences à l'université Paris 8 s'était attaqué à la représentation biaisée de l'économie dans le discours médiatique (L'économie vue des médias. Anatomie d'une obsession morale, éditions Le Bord de l'eau, 2020). Ses recherches se concentrent aujourd'hui sur l'économie des émotions. Il traite ici la question des algorithmes. Utilisés par les entreprises ou les partis politiques afin de conquérir des parts de marché réelles ou symboliques, ils nous font basculer dans le nouvel âge de la post-vérité. Cette emprise ubiquitaire sur nos cerveaux n'est pas sans risque pour l'intelligence humaine et son aptitude à discerner le vrai du faux. D'une part, le temps passé sur les écrans diminue notre capacité à nous concentrer de manière soutenue sur un sujet ; d'autre part, Internet, qui laboure subrepticement le champ de nos désirs et de nos peurs (en aspirant nos données personnelles), oriente nos choix à notre insu.

La critique de l'économie numérique n'est certes pas nouvelle. La professeure émérite de la Harvard Business School Shoshana Zuboff avait montré, dans L'âge du capitalisme de surveillance (Zulma, 2020), comment les hipsters libertaires de la Silicon Valley ont pris le contrôle de nos data. Dans Techno-féodalisme (Zones, 2020), l'économiste Cédric Durand enfonçait le clou de la critique des GAFAM et dénonçait le servage dans lequel ces géants de la tech maintenaient les utilisateurs de leurs services... Le phénomène de captation des données et de leurs manipulations au service d'un consumérisme effréné ou des idéologies radicales s'est amplifié, notamment à cause des réseaux sociaux. Influençables, ces followers de comptes Twitter (rebaptisé X), Instagram, TikTok et autres le seraient en s'enfermant dans des bulles cognitives.

Dans L'ère de la post-vérité, Michaël Lainé fustige ce qui s'apparente à une véritable mutation anthropologique. Et l'auteur, grâce aux outils conjugués de la psychologie, des neurosciences et de l'économie des émotions, de creuser les divers aspects de cette mainmise des réseaux sociaux sur nos esprits engendrant « l'homme nouveau » de l'ère de la post-vérité. Vertige de la vitesse et apesanteur critique, complotisme, climatodénialisme, montée des extrêmes droites... Reste-t-il des raisons d'espérer ? Oui, grâce à ce livre critique qui rend lucide et exhorte à la plus grande vigilance.