La vague me too et la libération de la parole des femmes n’ont pas fini d’ébranler la société civile, jusqu’à l’édifice juridique qui régit très strictement les règles de la liberté d’expression depuis la loi du 29 juillet 1881.
Ainsi, les victimes d’agressions sexuelles révélant les faits subis publiquement se voient souvent attaquées en diffamation, au point que ces actions sont parfois qualifiées de « procédures-bâillon » par les mouvements féministes qui y voient une ultime tentative d’injonction au silence des agresseurs. Les mis en cause tentent en effet parfois de se défendre en attaquant systématiquement en diffamation les femmes qui se plaignent de leur agression sexuelle.
L’enjeu ? Les faire condamner pour diffamation afin de les faire juger responsables d’une atteinte grave à leur honneur et à leur considération. Pour les hommes accusés d’agression sexuelle, il y a un double intérêt :
- Regagner la confiance publique en faisant tout reposer sur l’axiome « si elle me diffame, c’est donc qu’elle ne dit pas « vrai » », ce qui est faux mais confus dans l’esprit du public non averti.
- Discréditer la victime accusatrice en faisant établir son animosité personnelle, son intention de nuire, deux critères exclusifs de bonne foi en matière de diffamation, mais aussi susceptibles d’avoir des conséquences dans l’instance pénale souvent concomitamment poursuivie.
Les juges ont relevé une animosité personnelle envers sa belle-mère
C’était tout l’enjeu dans cette affaire, emblématique du genre. En mai 2021, Coline Berry-Rojtman avait déposé une plainte pour agressions sexuelles à l’encontre de son père Richard Berry et de son ex-belle-mère, Jeane Manson. Ceux-ci avaient immédiatement réagi en faisant publier un communiqué de presse. Interrogée par la presse écrite et audiovisuelle, Coline Berry-Rojtman avait alors expliqué les circonstances de son agression, reprenant les faits dénoncés dans sa plainte.
Jeane Manson avait alors déposé une plainte en diffamation à son encontre. Le Tribunal correctionnel d’Aurillac, puis la Cour d’appel de Riom ont retenu que Coline Berry-Rojtman avait porté atteinte à son honneur et à sa considération, refusant d’accorder le bénéfice de la bonne foi à Coline Berry-Rojtman. Les juges du fond relevaient une animosité personnelle et antérieure aux propos litigieux envers sa belle-mère caractérisant une volonté de nuire en ce qu’elle avait fait allusion au rattachement de sa belle-mère à une secte, montrant ainsi qu’elle avait effectué des recherches.
Les juges du fond précisaient que même dans un débat d’intérêt général dont la révélation de faits de nature sexuelle à l’égard d’un mineur relève, l’absence d’animosité personnelle est un critère qui se cumule avec les trois autres critères de la bonne foi (un motif légitime d’information, la réalisation d’une enquête sérieuse et la prudence dans l’expression) et qu’en l’espèce cette animosité existait et excluait sa bonne foi.
Sous l’impulsion du droit européen, les éléments constitutifs de la bonne foi connaissent une évolution
La Cour de cassation leur a donné tort dans un retentissant arrêt de la Chambre criminelle du 5 décembre 2023 qui casse l’arrêt de la Cour d’appel de Riom et renvoie l’affaire aux juges de la Cour d’appel de Lyon.
En effet, sous l’impulsion du droit européen, les quatre éléments constitutifs de la bonne foi connaissent aujourd’hui, une évolution remarquée que cet arrêt semble consacrer. Plus favorable au principe de proportionnalité de nature à impacter le champ d’application de la liberté d’expression, le juge français tend désormais à faire prévaloir les critères liés au but légitime de la poursuite et à l’existence d’une base factuelle suffisante sur les deux autres critères.
L’arrêt du 5 décembre 2023 énonce en effet, au visa de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme » qu’il appartenait aux juges du fond de rechercher :
- en premier lieu, si les propos litigieux s'inscrivaient dans un débat d'intérêt général et s'ils reposaient sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de but légitime d'information et d'enquête sérieuse.
- puis, en second lieu, ces deux conditions étant réunies, si l'auteur des propos avait conservé prudence et mesure dans l'expression et était dénué d'animosité personnelle.
Ces deux derniers critères devant être appréciés moins strictement puisque les deux premiers étaient réunis.
La justice, parfois si décriée par les mouvements féministes, peut donc se révéler plus protectrice des intérêts des femmes qu’elle est décrite.