« Il me semble que ma pharmacienne me sourit derrière son masque. Les travaux du local dont j’ai acquis le droit au bail en février dernier vont enfin reprendre. Elle a une vue imprenable sur ce local et se réjouit que la rue s’anime à nouveau. En attendant, elle me donne une astuce pour trouver du plexiglas.
J’ai pour projet de déménager ma librairie jeunesse pour l’agrandir, mieux accueillir les enfants et leur dédier un espace atelier dans lequel se retrouver pour bricoler, rencontrer un auteur, réunir notre club ados… toutes activités qui paraissent aujourd’hui impossibles, voire incongrues. Et je me dis intérieurement que c’est une folie d’avoir investi dans ce local. Je ne peux plus faire marche arrière. Je comptais sur ma trésorerie patiemment accumulée depuis des années pour financer une partie des travaux en plus des aides du CNL et de l’Adelc, mais ma trésorerie ne sera plus qu’un souvenir dès le mois de juin.
Sacrée responsabilité de devoir protéger équipe et clients
Depuis l’annonce de notre probable réouverture, j’ai la peur au ventre. Sacrée responsabilité de devoir protéger mon équipe et mes clients. Il me faut des masques, du gel hydroalcoolique en quantité, des gants. Je ne pensais pas devoir compter sur le système D pour me procurer tout cela. Je mets en place de nouveaux aménagements pour respecter la distanciation physique. Dans la librairie principale, ce sera simple, 8 personnes à la fois plus 2 ou 3 libraires ; dans la petite librairie jeunesse, nous ne pourrons pas accueillir plus de 2 personnes en plus des 2 libraires, soit 1 adulte avec 1 enfant, pas plus ! Comment trouver une rentabilité dans ces conditions ?
Imaginer un planning est un casse-tête. Inutile de faire revenir tout le monde à temps plein malgré l’enthousiasme de mon équipe pour reprendre le travail. Je prévois une hypothèse de départ et demande à tout le monde souplesse et adaptabilité afin de trouver le plus vite possible un équilibre financier.
La plus-value du libraire, c’est le conseil, mais est-il compatible avec le port du masque qui assourdit les voix, mange la moitié de notre visage, nous rappelle en permanence que nous risquons d’être infectés ? Je rédige un protocole sanitaire pour mon équipe et pour les clients. C’est long, c’est fastidieux, il faut penser à tout. Alors je m’appuie sur les repères sanitaires publiés par le SLF. Depuis le début du confinement, je mesure le travail colossal réalisé par l’équipe du Syndicat, qui oscille entre négociations collectives et assistance personnalisée ; échange avec les associations de libraires, les pouvoirs publics, les diffuseurs, les distributeurs, les éditeurs.
L'enjeu crucial de l'assortiment de « reprise »
En temps de crise, l’engagement collectif est une évidence qui s’impose. Je suis exténuée par toutes ces réunions à distance, mais je constate aujourd’hui que le travail réalisé avec la commission commerciale du SLF est utile. Les échanges avec la commission des usages commerciaux du SNE ont permis que chaque libraire maîtrise son assortiment de « reprise », cet assortiment qui va devenir l’enjeu crucial des mois à venir.
Je vérifie que la parution d’
Esther d’Olivier Bruneau (éditions du Tripode) soit maintenue. Je l’ai lu pendant le confinement, ce qui lui donnera pour toujours une patine particulière, j’ai hâte d’écrire mon coup de cœur sur un petit bristol et de le glisser sur la couverture.
En ce week-end du 1
er mai, je planche comme beaucoup de libraires sur ces fameux bons de reprise. Ils ont été allégés après des arbitrages certainement cruels pour les éditeurs et les auteurs. Pourtant nous n’avons pas d’autre choix que de réduire encore les quantités travaillées avant le confinement. Il me semble que c’était il y a des années lumière.
La vocation ne suffira pas
Nous étions alors insouciants et prêts à revenir des réunions de rentrée littéraire les bras toujours plus chargés de services de presse dont malgré tous nos efforts nous lirions, au mieux, un quart. Ce temps où l’on nommait la surproduction « diversité éditoriale », ravalant au rang de censeurs ceux qui s’avisaient de parler régulation. Ce temps où « nos plaintes » aux éditeurs apparaissaient comme une petite chansonnette typique, qui leur manquerait vaguement un jour, mais dont les plus imposants ne prenaient pas la peine d’écouter la teneur. Ce temps où la chaîne du livre transportait des ouvrages jusque dans des librairies pour en rapporter plus de 20% en sens inverse quelques mois plus tard et en pilonner une bonne part. Ce temps où nous acceptions de vendre des livres à perte car une partie de ceux là-mêmes qui aujourd’hui réclament notre réouverture nous octroyaient des remises en dessous de 36%.
C’était le bon temps. Avant le confinement. Avant que ne s’élèvent toutes ces voix qui affirment haut et fort à quel point le livre et les librairies sont indispensables à nos vies, ou encore essentiels, voire vitaux, réchauffant ainsi nos vocations mises à mal. Toutes ces paroles, dont on ne peut qu’espérer qu’elles se transforment en actes afin d’éviter que la librairie, poumon du circuit du livre, ne soit sous respirateur d’ici l’automne. Car cette fois la vocation ne suffira pas.
"Vivement dimanche !", lance une joggeuse en passant devant moi, bras levé. Je lui souris derrière mon masque. »
Et vous ? Racontez-nous comment vous voyez le jour d’après, comment vous imaginez la relance de votre activité en nous écrivant à l'adresse confinement@livreshebdo.fr