Ce jour-là, nous aurons veillé à la sécurité de nos équipes et au confort sanitaire de nos lecteurs. Ce matin-là, nous penserons avoir trouvé la solution idéale pour contrôler le flux, éviter que l’on se croise. Ombres blanches est grande et labyrinthique : quatre librairies, petites ou grandes, des deux côtés de notre rue, et encore plus d’entrées et de sorties. Cela nous a toujours donné du fil à retordre mais ce sera sans doute finalement un avantage. Nous aurons certainement tout envisagé, même le pire : trop peu de clients ou beaucoup trop, peut-être. Nos libraires seront très pressés de reprendre là où ils s’étaient interrompus, peut-être pas encore tout à fait conscients de ce qui les attend.
Aujourd’hui, nous espérons que nous ne nous serons pas trop trompées, que nous aurons su prévoir l’imprévisible.
Mais nous ne savons rien. C’est comme jouer à colin-maillard dans sa propre chambre. D’un coup le masque efface les repères, déforme la réalité et rend le territoire inconnu. Nous connaissons nos atouts et nos outils. Nous maîtrisons sans doute beaucoup mieux les moindres recoins de notre bilan comptable et nous sommes un peu plus chefs d’entreprise qu’il y deux mois, tangage oblige. Mais nous ne savons rien de ce que sera notre métier à partir de ce jour d’après. La ligne de flottaison n’est plus la même et notre immense paquebot traverse une tempête.
Qui seront les nouveaux arrivants ?
Nous ne savons pas où seront nos clients plus ou moins fidèles, compagnons de longue date ou nouvellement conquis, autant de repères presque amicaux qui nous manquent tant. Aujourd’hui si pressés de nous voir, seront-ils demain prompts à repartir très vite par prudence ou anxiété ? Nous retrouverons-nous vraiment derrière une ligne de courtoisie ? Voudront-ils flâner, prendre le temps et se réapproprier lentement notre espace commun ? Ils craindront peut-être que la librairie ait changé ou qu’ils ne soient plus libres d’aller et venir d’un étage à un autre, de s’asseoir au soleil pour feuilleter ou lire. Qui seront-ils alors ? Comment auront-ils traversé cette période inédite ? Et puis, surtout, que chercheront-ils ? Sans doute, et avant tout, à parcourir des bibliothèques différentes des leurs, mais à la recherche de quoi ? Nouveautés ou livres de fonds ? Ces derniers sont nos piliers, ils sont la colonne vertébrale de notre activité. Depuis deux mois, ils attendent patiemment que leur tour revienne et sont prêts à être conseillés et remis à l’honneur. Mais qui seront les nouveaux arrivants ? Les éditeurs travaillent à alléger leurs programmes, et même si nous étions favorables à une décroissance de la production bien avant le confinement, nous craignons que la création en souffre plus longtemps que nécessaire.
Nous ne savons pas quels libraires nous serons derrière ces masques. Devrons-nous parler fort, jouer les agents de circulation ou les physionomistes de boîte de nuit ? "Demandez à mon collègue juste là, après le rond-point, celui avec l’imprimé liberty". N’allons-nous pas étouffer à force ? Et puis tout ce gel mélangé à la poussière des livres, il ne faudrait pas que ça nous attaque le moral. Nous sommes des passeurs, mais la communication non verbale risque de nous manquer pour convaincre et emporter la confiance de nos lecteurs. Nous nous y ferons, contournerons sûrement les problèmes et réinventerons notre manière d’être ensemble. Ce n’est pas ce qui nous inquiète le plus : la distanciation n’est pas forcement signe d’éloignement.
La ville risque d’être bien vide
Mais comment ferons-nous sans les auteurs ? Dans notre monde d’avant, nous recevions tous les soirs un invité que nous questionnions souvent pour un public d’habitués, et parfois devant un parterre d’inconnus découvrant la librairie. Ces rendez-vous particuliers ponctuaient la vie d’Ombres blanches et s’inscrivaient dans le paysage culturel de Toulouse. Cette année, pas de Marathon des mots, d’Histoire à venir ou de Banquet du livre. Pas de tables de presse, de course contre la montre, nous serons prêts à temps pour attendre. La rentrée nous paraît bien lointaine, et nous avons du mal à dessiner les contours de nos futurs programmes de rencontres. C’est d’autant plus difficile que nos partenaires sont encore contraints à la fermeture, et que sans eux la ville risque d’être bien vide. Théâtres, cinémas, salles de concerts, acteurs associatifs, universités avec lesquels nous organisons une vie culturelle sont aujourd’hui à l’arrêt. Nous les attendons impatiemment pour accorder de nouveau nos violons.
Le 12 mai, nous afficherons dans notre vitrine ce poème de Cesare Pavese qui nous rassure un peu.
Le ciel sera limpide. /Les rues s'ouvriront /sur la colline de pins et de pierre.
Le tumulte des rues /ne changera pas cet air immobile.
Les fleurs éclaboussées /de couleurs aux fontaines /feront des clins d'œil /comme des femmes gaies.
Escaliers et terrasses /et les hirondelles /chanteront au soleil.
Cette rue s'ouvrira, /les pierres chanteront, /le cœur en tressaillant battra, /comme l'eau des fontaines.
Ce sera cette voix /qui montera chez toi.
Les fenêtres sauront /le parfum de la pierre /et de l'air du matin. /Une porte s'ouvrira.
Les tumultes des rues /sera le tumulte du cœur /dans la lumière hagarde.
Tu seras là – immobile et limpide.
Et vous ? Racontez-nous comment vous voyez le jour d’après, comment vous imaginez la relance de votre activité en nous écrivant à l'adresse confinement@livreshebdo.fr