Maître Susane est une « invisible ». C'est triste, c'est même désobligeant, mais elle-même ne se voit guère autrement. Cette avocate de 42 ans, installée à son compte depuis peu dans les beaux quartiers de Bordeaux, ne peut guère faire illusion : elle roule dans une antédiluvienne Twingo, ne plaide guère que pour des affaires mineures de divorce et autres. Elle n'a pas de charme particulier, mais ne se laisse pas aller. Pas assez peut-être. Célibataire, elle « n'a » dans sa vie que son ancien compagnon Rudy, devenu son meilleur et seul ami, venu comme elle d'un milieu modeste ; la fille de celui-ci, Lila, dont elle est la marraine et qu'il a eue avec sa nouvelle femme ; ses parents à La Réole, qui ne semblent guère la comprendre sans renoncer à l'aimer comme ils peuvent ; et peut-être surtout sa femme de ménage, Sharon, dévouée, taiseuse et méfiante, une immigrée venue clandestinement de l'île Maurice, dont elle essaie par ailleurs d'obtenir la régularisation. Rien de bien folichon donc, si ce n'est, comme nous sommes dans un roman de Marie NDiaye, l'étrangeté du réel au sein du plus austère quotidien.
Cette vie trop normée va en quelque sorte voler en éclats lorsqu'un homme nommé Gilles Principaux franchit un jour la porte de son cabinet. Il vient lui demander de prendre la défense de sa femme, convaincue d'avoir assassiné leurs trois très jeunes enfants en les noyant dans la baignoire familiale de leur belle demeure de la riche banlieue bordelaise. Maître Susane (elle ne sera jamais appelée autrement dans le roman) a deux raisons d'être surprise et, encore plus, troublée. D'abord, pourquoi lui confier à elle, avocate sans réputation, une affaire si importante qui fait les gros titres de tous les journaux ? Et n'a-t-elle pas déjà croisé, il y a plus de trente ans, ce Gilles Principaux alors que sa mère était venue faire du repassage dans sa maison et que cette rencontre avec l'adolescent d'alors, l'espace d'un éclat, avait fait à jamais basculer son existence ? Elle n'est pas certaine toutefois que sa mémoire ne lui joue pas des tours, d'autant plus que l'homme ne semble éprouver aucun trouble comparable ni donner aucun signe de reconnaissance. La vérité d'un souvenir est la chose la plus aléatoire du monde, Maître Susane va en éprouver toute la dureté.
La vengeance m'appartient est donc, quatre ans après La cheffe, le nouveau roman de Marie NDiaye. Plus que jamais, son auteure s'y comporte comme un chien magique au sein du jeu de quilles du réel. Plus que jamais, elle en extrait la substantifique moelle : le malaise. Rien n'est tout à fait à sa place dans ce récit qui se donne les allures d'être bien ordonné. Rien, et surtout pas les causes et conséquences, l'odieuse « psychologie » chère au mauvais roman. D'une écriture scandée, parfois au lyrisme sec, Marie NDiaye ne bouscule pas son lecteur, elle le renverse. Jamais elle n'entend imposer, même pas à elle-même au fond, la vérité de ses personnages. Celle-ci gît quelque part, au fond d'un puits nommé littérature.