Entretien

Malik Diallo : « Les bibliothèques ont été reconnues comme un socle de la République »

Malik Diallo : « Les restrictions sanitaires ont accéléré la création de contenus en ligne. » - Photo Olivier Dion

Malik Diallo : « Les bibliothèques ont été reconnues comme un socle de la République »

À 32 ans, il est le directeur des onze bibliothèques municipales de Rennes et de la bibliothèque des Champs Libres, désormais totalement gratuites pour tous. Un tremplin, comme la crise sanitaire, pour accélérer la vocation sociale et très politique de son métier, qu'il dynamise avec enthousiasme.

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Par Propos recueillis par Fanny Guyomard,
Créé le 20.07.2021 à 11h30

Vous êtes devenu directeur des médiathèques de Rennes en octobre 2020, au moment où la métropole rendait l'emprunt gratuit pour tous. Cette mesure donne-t-elle une nouvelle dimension à votre métier ?

Malik Diallo : Nous sommes contents d'incarner, avec les collègues, cette belle mesure pour l'accès de toutes les populations à la culture. C'est un bon outil pour faciliter l'accueil de l'usager, simplifier les explications, même si l'année 2020 n'a pas permis de mesurer l'effet gratuité - il y a plutôt eu une baisse de la fréquentation. La Ville va continuer de communiquer là-dessus, et nous allons poursuivre cette lancée sur des politiques culturelles autour du social, de l'inclusion.

Le congrès annuel de l'Association des bibliothécaires de France portait justement cette année sur ce thème vu et revu de l'inclusion. Quels publics sont insuffisamment présents dans les médiathèques ?

M. D. : Pour moi, la question n'est pas si des gens sont exclus ou pas - il y en a qui choisissent de ne pas venir en médiathèque parce qu'ils ne sont pas intéressés par son offre, et ils en ont le droit ! Je vois plutôt l'inclusion à l'échelle de la société : la bibliothèque est un outil de mise en relation des gens, grâce à des contenus qui permettent un éveil politique. Il y a peu de lieux physiques où l'on peut accéder à des ressources et participer à un débat citoyen. Cette inclusion, c'est l'ADN des bibliothèques, un marronnier mais aussi un défi permanent parce qu'il y a de nouvelles fractures, numériques, sociales, sur des sujets compliqués comme l'islam ou l'écologie, sur lesquels on peut débattre ici de manière apaisée.

Et sans même participer à un débat, quelqu'un qui vient tout seul à la bibliothèque croise des étudiants, des familles, des personnes qui viennent écouter un CD... C'est un lieu de brassage et de vivre-ensemble, il se retrouve au cœur de la société !

Alors oui, il y a des publics que l'on voit moins, et que l'on peut aller chercher avec des actions culturelles ciblées. L'idée, c'est de permettre à un maximum de personnes de profiter de nos services, et surtout de les impliquer, de leur permettre de s'exprimer.
 

Bibliothèques Sans Frontières et la Fondation d'entreprise Cultura lancent un appel à projets national pour créer des microbibliothèques qui se déploieront dans les territoires fragilisés dès l'été : cette initiative témoigne-t-elle en creux de la difficulté des médiathèques à couvrir toute la ville ?

M. D. : Il y a forcément des endroits avec des trous, mais nous sommes le réseau culturel le plus étendu en France. Il n'est pas forcément mis en valeur, donc avec l'Association des directrices et directeurs des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV), nous travaillons sur un projet d'enseignes des bibliothèques pour scénariser leur présence, les signaler. Mais globalement, les bibliothèques (départementales notamment) font un énorme boulot d'aller vers l'habitant, sauf qu'elles ne communiquent pas forcément sur leurs actions - ce que Bibliothèque sans frontières sait bien faire, et dont on doit s'inspirer. Les confinements et la question « à quel service ai-je accès à deux kilomètres autour de chez moi ? », ont tout de même mis en éclat ce service de proximité du quotidien. Il y a eu pas mal de portages de livres à domicile !

Certains bibliothécaires vont sur le terrain des réseaux sociaux, comme Instagram ou Tik Tok : ces influenceurs sont-ils dans leur rôle d'agent de la lecture publique ?

M. D. : Oui, c'est marrant ! Il faut expérimenter, investir des choses inattendues. Si c'est utilisé pour promouvoir le service public, les bibliothécaires sont totalement dans leur mission. L'avantage par rapport à un panneau institutionnel, c'est que c'est incarné. L'idée n'est pas d'afficher chaque agent public comme individu, mais de dire que les bibliothécaires sont là, comme les libraires : des professionnels qui vous accueillent, vous aident, animent des ateliers. Ce contact humain, c'est ce qui fait la plus-value du service public.

À 32 ans, avez-vous l'impression d'apporter du nouveau à votre métier ?

M. D. : C'est peut-être moins lié à mon âge qu'à ma personnalité, et je ne sais pas si c'est tellement différent des prédécesseurs, mais j'essaie d'être le plus à l'écoute possible, de pousser des idées jusqu'au bout et de faire confiance aux collègues du réseau qui le font vivre au quotidien. Je me vois comme un animateur qui facilite la vie des collègues et qui fait le lien avec les élus et nos partenaires.

À l'ADBGV, nous avons créé des listes de diffusion pour échanger facilement entre nous à l'échelle nationale, et nous essayons de travailler avec les autres associations de bibliothécaires avec lesquelles nous nous entendons et nous complétons bien. Nous avons par exemple monté ensemble le site Biblio-Covid, pour accompagner les professionnels pendant la crise sanitaire.

 

Malik Diallo- Photo OLIVIER DION

Quelles leçons avez-vous tirées de cette année de crise ?

M. D. : Je retiens que nous étions ouverts et que c'est un geste politique fort ! À un moment, les écoles étaient fermées, et pas nous : ce n'est pas rien. Nous avons été reconnus comme un socle de la République, tête de pont de la culture, lieu essentiel. D'un point de vue sanitaire, garder une bibliothèque ouverte n'était pas simple, entre la mise en quarantaine des documents empruntés, les jauges, le sens de la circulation... Voire plus difficile que pour un musée. C'est pourquoi j'y vois une reconnaissance politique, que je perçois dans les discussions avec les élus. Tout cela s'inscrit dans une séquence positive, depuis les rapports Orsenna puis Bergé-Tolmont et la récente proposition de loi qui définit les principes fondamentaux des bibliothèques.

Seul point négatif : les gens n'étaient pas forcément au courant que nous étions ouverts... Mais ils ne connaissent pas toujours bien leur bibliothèque : certains viennent et ne savent pas ce qui se trouve à l'étage du dessus ! Ça peut nous fatiguer mais en même temps c'est chouette : il y a toujours des trucs à découvrir, la bibliothèque est un lieu de surprises.

Des usagers ont-ils été perdus, d'autres gagnés ? Avez-vous un nouveau rapport avec eux ?

M. D. : En ce moment [fin mai], on a entre 500 et 900 visiteurs par jour ; d'habitude, c'est le triple. Il y a des habitués qu'on ne voit plus. D'autres nous ont dit qu'ils sont venus parce que nous étions le seul lieu ouvert, ou parce que tout est gratuit. Les gens sont venus chercher du conseil (comme auprès des libraires), ce qui a permis de leur proposer de la niche et de faire vivre le fonds. Je pense que ça va continuer.

Parfois les rapports étaient difficiles avec certains publics qui n'appliquaient pas les mesures sanitaires, mais globalement ils nous remerciaient d'être le seul lien physique avec l'imaginaire. Le fait d'être le seul lieu public ouvert, avec du chauffage, des gens qui sourient derrière leur masque, des animations même petites, avec d'autres personnes même à deux mètres de distance, ça fait du bien au moral, et les gens le formalisent ! Nous n'avons pas pu répondre à tous les usages, mais nous avons créé de nouveaux services, comme le click and collect. Les restrictions sanitaires ont aussi accéléré la création de contenus en ligne. Nous avons testé des formats (jeux, contes, podcasts...), beaucoup appris en termes de logistique (captation, diffusion...) et travaillé à ce que nos sites web ne servent pas seulement à la com', mais soient des ressources éditorialisées.

Comment vous positionnez-vous par rapport aux plateformes de streaming qui ont capté une partie de l'attention des Français ?

M. D. : Aujourd'hui, la fracture est peut-être moins dans l'accès au numérique que dans les usages. Le rôle des bibliothèques est de montrer quels usages culturels nous pouvons faire de l'outil numérique - aller sur nos propres ressources par exemple ! Nous faisons aussi réfléchir sur le numérique comme enjeu sociétal et écologique.

En 2019, l'Enssib vous a décerné le prix de l'innovation numérique pour Limédia, une plateforme multimédia que vous avez pilotée. Quel est "l'après Limédia" et quels sont vos projets à Rennes ?

M. D. : Les collègues de Nancy ont repris le bébé ! Pendant le premier confinement, il y a eu cinq fois plus de consultations, et le but est de continuer à l'alimenter et de l'étendre sur la région Lorraine.

Aujourd'hui, à Rennes, nous rénovons les bibliothèques pour les rendre plus confortables, accueillantes, créer des espaces d'animation, avoir plus de tables de présentation, de « facing » comme en librairie. Nous allons aussi proposer le prêt d'instruments de musique et développer la mixité du public dans le jeu vidéo, en réservant par exemple des créneaux aux adultes - comme ça la mamie ne sera pas intimidée devant une horde de 12-15 ans. Et cela peut sonner bisounours, mais comme la bibliothèque est un lieu de brassage, des gens qui ne se connaissent pas jouent ensemble ; et faire des choses ensemble, c'est le moteur de la cohésion et du respect. Enfin, nous allons travailler sur l'éducation aux médias et à l'information, pour former à l'esprit critique.

Fayard donne gratuitement Historiciser le mal, l'édition critique de Mein Kampf aux bibliothèques qui en font la demande. Comment gérez-vous ce type de texte ? Et est-il à mettre sur le même plan que les journaux de Gabriel Matzneff ou les Cahiers noirs de Heidegger ?

M. D. : Nous essayons d'avoir la collection la plus pluraliste possible, puis nous mettons des titres plus en avant que d'autres. Pour Mein Kampf, nous le proposons en accès limité aux chercheurs. C'est difficile de faire une hiérarchie et c'est intéressant quand des lecteurs nous interrogent sur notre politique d'éditorialisation. Nous nous demandons de plus en plus ce travail d'éditorialisation, parce qu'il y a tellement de contenus ! Les gens ont besoin d'une présence humaine, d'un libraire, d'un bibliothécaire qui choisit comme un journaliste un angle pour présenter son document, une mise en scène.

Votre bureau se situe dans un lieu imprégné d'art. Concrètement, comment intégrer les médiathèques dans la vie culturelle de la métropole ?

M. D. : Les Champs libres est un espace particulier, avec l'espace des sciences, un musée dont la collection permanente est elle aussi désormais gratuite pour tous. La bibliothèque essaie de travailler le plus possible avec eux, et faire partie d'un réseau permet de mutualiser les agents d'accueil, les ressources numériques, des coûts, de mettre en valeur l'agenda. Les bibliothèques sont aussi au contact des associations de quartier, des maisons des jeunes et de la culture, des artistes, des cafés des habitants... Je les vois comme des plateformes de mise en relation. Elles doivent devenir des salons urbains.

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