Avant-critique Poésie

Louis Aragon. Comment un si grand écrivain, peut-être le Victor Hugo du XXe siècle, a-t-il pu se fourvoyer à ce point ? Aveuglé par une idéologie, le marxisme-léninisme, être le relais de la propagande communiste orchestrée par le Kremlin et le Komintern, avaler un si grand nombre de couleuvres (à commencer par le pacte germano-soviétique de 1939), et se faire le thuriféraire de son chef, le tout-puissant et sinistre Staline, dans un long poème en vingt-six poèmes, Hourra l'Oural, paru en 1934, soit après son deuxième voyage en URSS avec sa femme, Elsa Triolet. Russe, belle-sœur de Maïakovski, et elle-même écrivaine engagée.

Bien sûr, l'époque était à l'extrême bipolarisation, entre le fascisme et le communisme, le brun et le rouge. Partout en Europe les dictateurs triomphaient : Mussolini, Salazar, Hitler, bientôt Franco, et il ne fallait pas être grand clerc pour voir la guerre approcher à grands pas. Mais la différence fondamentale, chez les intellectuels français (on ne parle pas de ceux acquis au fascisme, qui allaient bientôt collaborer avec les nazis), était entre ceux qui faisaient confiance aux démocraties pour se défendre, et les autres, adeptes d'une espèce de « moindre mal ». (Et en effet, c'est l'aviation de Staline qui tenterait de sauver la République espagnole, palliant la frilosité de Léon Blum, et, sans les Russes, la guerre de 39-45 n'eût pas été gagnée.) Mais ce « compagnonnage » pragmatique ne supposait pas blanc-seing aux crimes de Staline.

Plus tard, en 1975, revoyant son texte pour ses Œuvres complètes (parues au Livre Club Diderot), Aragon parla de « poésie de circonstance », puis, quand même, de « bourrage de crâne ». Mais que n'a-t-il eu la lucidité et le courage d'un Gide, que, après son Retour de l'U.R.S.S. (1936), il a au contraire vilipendé, accusé de trahison. Aragon a certes été résistant (quand son ex-ami Breton s'exilait aux États-Unis), mais il n'a jamais démissionné du PCF, malgré la féroce répression de Budapest (1956), puis de Prague (1968). Staline était mort, son régime perdurait. « Et gloire aux Bolcheviks » et « Salut au Parti Bolchevik [...] et à son chef le camarade Staline », écrit Aragon, au terme d'un recueil moderniste, avec sa métrique déstructurée, presque mécanique, où « amour » rime avec « tambour ».

L'écrivain est mort en 1982. S'il était encore de ce monde, comment aurait-il vécu l'effondrement de l'URSS ? Aurait-il approuvé l'actuelle invasion de l'Ukraine ? Et est-ce que Fabien Roussel a lu Hourra l'Oural ?

Louis Aragon
Hourra l'Oural préface Dan Franck
Denoël
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 16 € ; 160 p.
ISBN: 9782207166574

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