Ce gros livre, qui devrait être ensuite repris en "Bouquins" chez Robert Laffont, aurait pu s’appeler "Anthologie amoureuse de la prose, française et étrangère". Mais Jean-Marie Rouart, qui fait remarquer à juste titre que les anthologies qui ont marqué leur temps, celles de Gide ou de Georges Pompidou, sont toutes dédiées à la poésie, a préféré un titre plus personnel, plus romantique, qui lui ressemble bien. Ici, rien d’universitaire : l’académicien français avoue de fort brèves et contraintes études. Rien de convenu : son seul guide, c’est lui-même, sa fantaisie, cette fréquentation des livres et des écrivains, "une passion monomaniaque et définitive" née "vers douze ou treize ans" avec Le rouge et le noir. Un "envoûtement" dont il n’est jamais revenu. Il est de pire maître que Stendhal. Mais cette dilection explique pas mal de choses sur le parcours de Rouart, demeuré, par certains côtés, un homme du XIXe siècle. Après une courte préface en forme de confession sur ses tristes années d’enfant "abandonné", sur les moteurs de sa vie, "l’amour et l’ambition", et même une allusion à la franc-maçonnerie, place à ses confrères de tous genres et de toutes époques, de toutes langues : on appréciera la part réservée à de beaux étrangers, D. H. et T. E. Lawrence, Hemingway, Zweig, Dostoïevski ou Kafka… Ici, point d’écoles ni de chronologie, de notes savantes ni de bibliographie assommante, mais dix-sept familles thématiques ("Les bourlingueurs de l’infini", "Les assoiffés d’absolu" ou les "Moitrinaires", jolie trouvaille) où les auteurs sont conviés par affinités électives, comme dans un salon littéraire. Malraux, l’un des auteurs fétiches de Rouart, qui dirigea autrefois chez Gallimard un magistral Tableau de la littérature française, aurait adoré ces dialogues d’outre-tombe entre Balzac, Proust et Simenon, entre autres. Bien sûr, comme dans toute entreprise de ce genre, le lecteur pourra s’amuser au jeu du "qui y est ?" et à celui, surtout, du "qui n’y est pas ?", source de regrets. L’anthologiste prend d’ailleurs les devants, expliquant qu’à des "monstres sacrés" comme Goethe, Diderot ou Dickens, il a préféré des moins connus, comme Malcolm de Chazal, ou Toulet. On lui sait gré, par exemple, d’avoir ressorti Montherlant, ou Jouve, de l’absurde oubli où ils sont tombés. Et on lui en veut un peu, en revanche, d’avoir traité Gide de romancier "provincial", façon Maurois ou Chardonne. Seul maître à bord après D(r)ieu, Jean-Marie Rouart a réussi son pari : se faire plaisir et donner à chacun d’entre nous l’envie de lire et de relire. Jean-Claude Perrier