Certaines librairies sont des commerces doublement essentiels. En ville comme en milieu rural, elles osent le mélange des genres, présentant sur une même étagère bandes dessinées et bouteilles de bière, recueils de poésie et boîtes de conserve, romans policiers et articles de droguerie... Des commerces hybrides qui ont le vent en poupe depuis plusieurs années, mais qui n'ont rien d'une nouveauté.
« Aux XVIIIe et XIXe siècles, à la fois parce que les ressources tirées de la vente des livres n'étaient pas suffisantes et aussi pour accroître leurs bénéfices, bon nombre de libraires vendaient également les objets les plus divers : articles de papeterie, maroquinerie, mercerie, objets religieux, ou encore objets à l'usage de la marine dans les villes portuaires », retrace l'historienne Patricia Sorel, autrice d'une Petite histoire de la librairie française (La Fabrique, 2021).
La librairie La Droguerie, à Saint-Malo.- Photo © SOUEN LÉGERPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Du lieu de vente au lieu de vie
Dans l'histoire plus récente, les -librairies-cafés, qui surgissent dans les années 1990, sont le fer de lance de ce mouvement. En particulier en Bretagne, où, dès 1993, Caprini et Lan Mafart inaugurent CapLan & Co, un café--librairie-galerie d'art à Guimaëc (Finistère). « Ils ont eu une autorité forte et ont fortement valorisé l'idée de librairie-café, explique Laurent Delabouglise, consultant et fondateur de L'Art du commun. CapLan a eu un effet d'entraînement. » Et Patricia Sorel de compléter : « Avec la loi Lang de 1981, qui instaure le prix unique du livre, les libraires ont tout intérêt à se distinguer par leur assortiment et par les animations qu'ils proposent. Le lieu de vente doit être aussi un lieu de vie. Dans les années 1980-1990, on voit ainsi les libraires proposer des fauteuils et du café, dans une nouvelle approche davantage orientée vers la clientèle. » Ainsi, la librairie Dialogues à Brest propose un café de 80 places assises dès 1997. Bientôt suivront L'Armitière à Rouen, La Galerne au Havre, La Boîte à livres à Tours, ou encore Decitre à Grenoble...
Tant et si bien que, en 2018, l'Agence régionale du livre Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) a recensé 110 librairies-cafés dans l'Hexagone, dont 23 % sont situées en Bretagne - où une Fédération des cafés-librairies de Bretagne existe d'ailleurs -, 16 % en PACA et 14 % en Île-de-France. Dans leur sillage, nombre d'enseignes multiplient les casquettes. « On observe une tendance de fond sur la diversification croissante de l'offre des produits vendus en librairie, constate Laurent Delabouglise. Les librairies vendent de plus en plus de choses en dehors du livre, et pas seulement de la papeterie ! »
Intérieur de la librairie Athenaeum à Beaune.- Photo © MICHEL BAUDOINPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Des motivations variées
Ainsi, le livre se mêle au vin comme dans les librairies-caves à vin Le Chat perché (Colmar) ou Athenaeum (Beaune), mais aussi à la bière à La Livrerie des Jacobins (Rennes). Le livre s'accompagne d'un bon repas à Tram (Paris Ve) ou au Tagarin (Binic-Étables-sur-Mer), de sessions de jeux à Trollune (Lyon) ou à L'Aventure (Magny-en-Vexin). Certains jours de la semaine, la librairie devient aussi dépôt de pain au Bal (Concarneau) ou brocante à La Souris des champs (Bécherel). Et pas uniquement en France ! À Madrid, par exemple, on peut siroter un verre de vin ou un cocktail au bar de la librairie Tipos Infames.
Ces enseignes ont « des motivations très différentes : il peut y avoir un intérêt financier et commercial, la vente de certains produits permettant de compenser les marges faibles sur le livre, mais il peut aussi s'agir de renforcer la convivialité de la librairie avec un espace café, ou bien de conforter sa dimension sociale et territoriale avec un espace de coworking ou via une offre de service inexistante sur le territoire », considère Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. « C'est aussi une porte d'entrée plus douce vers le livre, on entre sans se dire que c'est un commerce d'intellos », estime pour sa part Jill Cousin, créatrice de la librairie-épicerie Provisions à Marseille.
Numéros d'équilibristes
Un phénomène d'hybridation qui concerne essentiellement les créations de librairie, et de petites unités. « Bien souvent, ce sont des néolibraires qui viennent d'un autre univers professionnel et qui ont envie d'associer plusieurs plaisirs. Cela permet d'avoir des lieux mixtes qui attirent une autre clientèle, qui invitent à rester, et à revenir fréquemment », juge Xavier Deshors, directeur de Book Conseil. L'organisme de formation propose plusieurs modules sur les produits complémentaires que sont la papeterie, les jeux et jouets, ou encore le café littéraire. « Dans notre accompagnement, on précise qu'il faut veiller à ce que cette activité ne dépasse pas les 20-30 % du chiffre d'affaires », indique-t-il.
« Il ne faut pas penser que la double activité doit permettre un équilibre économique, prévient Laurent Delabouglise. Il faut qu'il y ait un public potentiel pour la librairie et pour l'autre activité, et ce n'est pas forcément le même. La librairie doit donc pouvoir être solide seule, d'un point de vue financier. » Dans le cas d'une librairie-café ou d'une enseigne proposant des formules de restauration, la vigilance est doublement de mise. « Ce sont deux activités extrêmement exigeantes en termes de temps de travail et qui nécessitent beaucoup de mobilisation physique », poursuit Laurent Delabouglise. Si bien qu'à terme il serait courant « qu'une activité devienne dominante ». En revanche, à en croire le consultant, diversifier ses rayons en proposant d'autres produits que des livres ne fait pas courir les mêmes risques aux propriétaires. « Vendre des livres et du vin, par exemple, c'est avoir deux activités commerciales classiques sans trop de risques d'étalement du temps de travail », complète-t-il.
La librairie Provisions, à Marseille.- Photo LOUISE SKADHAUGEPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Tout est donc une question d'équilibre. « Le livre, on en trouve dans tous types de commerces : chez Biocoop, Naturalia, Animalis... Dans l'esprit inverse, on peut imaginer associer le livre à bien d'autres offres. Il s'agit toutefois de ne pas dénaturer le commerce de livres, on reste des libraires », insiste Xavier Deshors. Pour Guillaume Husson, du SLF, en cas de double casquette, « le tout est de bien faire les deux et de ne pas perdre de vue que le livre n'est pas un prétexte, mais qu'il doit rester une fin en soi. »
Qu'elles placent le livre au tout premier plan, ou qu'elles l'associent habilement à d'autres produits et services, rencontre avec cinq librairies qui ont choisi... de ne pas choisir.
Jusqu'à la faim : librairie Provisions à Marseille
On en case des (belles) choses, dans 30 m² ! Chez Provisions, dans le VIe arrondissement marseillais, « tout est assez mélangé : l’épicerie, la cave à vins, et la partie librairie sur l’alimentation, la transition écologique, l’environnement », explique Jill Cousin, cofondatrice de cette librairie-épicerie, en 2021, avec Saskia Porretta. « On a ajouté une section féminisme qui est coincée entre la cave et l’artisanat », poursuit-elle. La sélection comprend aussi bien des livres de cuisine que des romans, des essais, des revues indépendantes, ainsi qu’un volet jeunesse sur ces mêmes thématiques, et une offre internationale, en anglais et en italien essentiellement. Un clin d’œil à l’histoire du lieu qui fut pendant plus de 70 ans la librairie internationale de la famille Maurel. « Nous sommes toutes les deux proches du milieu de l’édition, ce qui explique aussi notre envie de poursuivre l’histoire de cette librairie », retrace Jill Cousin, qui est par ailleurs autrice et journaliste. Depuis 2022, le binôme propose une cantine du midi en fin de semaine, avec l’aide d’une cheffe arrivée en juillet 2023. « Les quatre activités sont très équilibrées, assure Jill Cousin. C’est la magie du lieu : quelqu’un arrive ici en cherchant un essai féministe et repart aussi avec une bouteille de vin et un produit d’épicerie. » De quoi nourrir l’âme du lieu pendant longtemps encore.
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Raisin d’être : librairies Le Chat perché à Colmar et Athenaeum à Beaune
Le point commun entre le Chat perché (Colmar) et Athenaeum (Beaune) ? Toutes deux lient le livre au vin en proposant une cave au sein de leur librairie généraliste. La première a été ouverte par Nathalie Lesperat-Senn en février 2022. Sur une surface de 40 m², elle propose un petit rayon de bouteilles de vin naturel géré par son conjoint Nicolas. « C’est un vrai projet de couple dans lequel nous avons uni nos forces et nos deux passions, explique la librairie. Mais nos rôles sont bien définis, car le vin n’est pas mon domaine, tout comme le livre n’est pas son domaine. » Même si le couple tient à penser des animations liant raisin et littérature. Cette double identité serait un avantage selon Nathalie Lesperat-Senn : « Le livre et le vin sont tous deux des créateurs de lien, et cette double casquette attire davantage les clients. » Un avis partagé par Vincent Clément, l’actuel gérant d’Athenaeum. Cette seconde enseigne, fondée en 1989 par André Boisseaux en brève collaboration avec Flammarion, repose sur une surface de 1 200 m2 dont la moitié est dédiée aux livres. « Nous essayons aussi d’associer les livres aux objets liés au vin pour dédramatiser un intérieur de la librairie Athenaeum à Beaune. peu la lecture », déclare Vincent Clément, à la tête d’une équipe d’une vingtaine de salariés. L’enseigne bourguignonne tire 40 % de son chiffre d’affaires de la librairie, les 60 % restants répartis à parts égales entre le vin et les objets. Un avantage, à l’écouter : « Nous n’avons pas tous les œufs dans le même panier, et je pense que notre CA est plus solide que celui d’une librairie traditionnelle. »
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Boîte à modeler : Fracas à Lorient
Il est libraire. Elle est céramiste. Ensemble, Guillaume Arditti et Margaux Thoueille ont ouvert Fracas, une librairie-café et atelier de céramique à Lorient en janvier 2021. « Pourquoi chercher deux locaux différents alors que nous pouvions réunir nos activités dans un seul lieu ?, réagit le libraire. Payer un seul loyer nous permet de réaliser des économies. » Un seul loyer mais deux espaces bien distincts. L’un, le plus grand, où Guillaume Arditti conseille et vend des livres tout en proposant un petit rayonnage de céramiques. L’autre où Margaux Thoueille propose des ateliers d’initiation à cette technique de création. S’ils s’aident mutuellement de temps à autre, chacun mène sa propre activité. Aux livres, Guillaume Arditti ajoute aussi quelques boissons. « Il est important pour nous d’avoir un espace de convivialité, mais je ne veux pas avoir les yeux plus gros que le ventre », assure le libraire, qui dispose de quatre tables. Il se concentre sur des cafés et des thés mais « ne propose pas à manger », considérant que cette charge de travail supplémentaire « peut être lourde » à porter. Selon le gérant, ces activités « s’autoalimentent » et présentent l’avantage d’avoir, toujours, un « lieu vivant, car il y a toujours du monde dans l’atelier et/ou dans la librairie ».
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Brosses à relire : librairie La Droguerie à Saint-Malo
À Saint-Malo, dans le quartier de Saint-Servan, la Droguerie est une institution depuis plus de 30 ans. Investi en 1992 par Loïc Josse, ce « hangar portuaire » est d’abord une droguerie des plus classiques, à laquelle le gérant d’alors, passionné de littérature maritime et de voyage, ajoute bien vite une activité de librairie. Une double identité qui fait tout le charme du lieu, repris en 2019 par Mélanie Chenais et Patrick Coltel. À la barre de ce surprenant navire, le duo a conservé cette configuration, avec un premier étage dédié à la littérature (romans, essais, nature, arts...), et un rez-de-chaussée consacré aux articles de droguerie. Pas moins de trente types de brosses côtoient cires, produits d’entretien du bois et du marbre, mais aussi articles de décoration, objets de marine, vaisselle, soins du corps... Le tout orchestré par Laëtitia, « la reine de la droguerie » depuis 22 ans. « Certains clients ne viennent que pour cet espace et découvrent encore la librairie à l’étage, note Mélanie Chenais. C’est le revers de la médaille : il y a tout un travail de communication à faire pour expliquer qu’on est une librairie avant tout. » La vitrine, où le livre est en majesté, de même que l’antenne dédiée à la bande dessinée et à la jeunesse, sur le trottoir d’en face, ne laissent pas de place au doute. Pas plus que le chiffre d’affaires, qui se répartit à parts égales entre droguerie, littérature générale et littérature jeunesse/BD.
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