Leur nom n'est que rarement en première de couverture. Il faut aller en quatrième ou en page de titre pour l'y trouver. Pourtant, sans les quelque 10 000 traductrices et traducteurs littéraires à l'ouvrage, près de 20 % des nouveautés commercialisées chaque année en France n'arriveraient pas entre nos mains.
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En se mettant à l'écoute du texte original pour le transposer vers une langue cible, les traducteurs - mais surtout les traductrices, celles-ci représentent 78 % de la profession - passent d'une langue à une autre, et ce faisant d'un monde à un autre. Dans le processus, l'imagination et la créativité sont primordiales. « À partir de notre sensibilité, de nos connaissances, de notre expérience, on proposera une version différente d'un même texte », souligne Lydia Cantin-Waleryszak, traductrice du polonais depuis dix-huit ans. « Nous sommes des musiciens, reprend-elle. En fonction de notre doigté, de notre interprétation, on aura une mélodie différente. »
Samuel Sfez, traducteur et président de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF).- Photo CHARLES DE BORGGRAEF - HORS CHAMP PHOTOGRAPHYPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Pour faire entendre leur musique, traductrices et traducteurs doivent souvent frapper à plusieurs portes avant de décrocher leur premier contrat de traduction. « Si vous n'êtes pas dans le sérail, un moyen d'entrer dans ce milieu professionnel assez fermé est de proposer vos services de lectrice en tant qu'experte de votre langue et de votre domaine géographique », explique Margot Nguyen-Béraud, traductrice de l'espagnol et présidente de l'Association pour la promotion de la traduction littéraire (Atlas). « Lire un livre, le ficher, échanger avec la maison d'édition… C'est une tâche hautement qualifiée qui permet de tisser des relations de confiance avec certains éditeurs et éditrices », poursuit-elle. Un travail long qui est en général rémunéré entre 50 et 100 euros par fiche.
Si traducteurs et traductrices sont 45 % à cumuler deux activités afin d'améliorer leurs revenus, 55 % vivent exclusivement de la traduction d'édition, à l'instar de Samuel Sfez, traducteur de l'anglais et de l'italien, par ailleurs président de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF). « Un roman moyen fait entre 300 et 400 feuillets, si on en traduit quatre, c'est une année correcte », précise-t-il.
Mauvais genres
Romance, fantasy, young adult, jeunesse... La traduction a ses « mauvais genres », ceux dont on estime qu'ils seraient plus faciles à traduire que la littérature à fort capital symbolique. « Il ne faut pas sous-estimer la traduction de littérature dite commerciale. On a l'impression que c'est une écriture très simple mais c'est une fausse simplicité, il faut savoir trouver le rythme, la narration adéquate pour le public ciblé », défend Lisa Labbe, directrice littéraire du domaine étranger pour les éditions Charleston.
« Ce n'est pas parce qu'un livre est court qu'on y passe forcément peu de temps », recadre pour sa part Lydia Cantin-Waleryszak, traductrice du polonais pour la jeunesse, mais aussi de l'auteur Andrzej Sapkowski, dont plusieurs tomes de la saga Le sorceleur. « Les albums jeunesse, dont la traduction peut sembler extrêmement simple avec parfois une seule phrase par page, demandent des heures de travail et de relecture. Chaque mot compte, il n'est pas "noyé" dans la masse comme dans un roman. Qui plus est, ils sont destinés à être lus à voix haute : tout doit sonner juste », précise-t-elle. Pour un ouvrage de ce type, l'à-valoir est « de l'ordre de 250 euros », avec une variation selon le nombre de signes. « Mais l'avantage en jeunesse c'est que si le livre marche bien et qu'on a négocié de bons droits proportionnels, l'à-valoir est amorti très vite, ce qui permet de toucher des droits », explique la traductrice.
En fantasy, pour Le sorceleur. Le sang des elfes, Lydia Cantin-Waleryszak a touché des droits conséquents dix ans après la première parution, les ventes ayant explosé avec l'adaptation de la saga en jeu vidéo et en série sur Netflix. « Une belle surprise », dit-elle, qui n'est pas la norme. Tous genres confondus, les trois quarts des traductrices et traducteurs ont annoncé, dans la dernière enquête de l'ATLF sur les conditions de travail (2025), signer des contrats qui proposaient un taux constant médian de droits proportionnels à 1 %. Pour 47 % d'entre elles et eux, ce taux ne permet donc pas d'amortir un à-valoir.
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Les rêveries des traducteurs solitaires
Les méthodes de travail et les techniques, elles, sont propres à chacun. Si certains lisent intégralement le texte une première fois avant de se lancer, d'autres, par exemple en polar, traduisent en découvrant le texte pour ménager un certain suspense dans leur langue. « Quand on traduit du polar, on peut faire des recherches sur les armes à feu, on appelle des gens, on se renseigne, c'est ça qui est très joyeux, très collectif aussi », considère Chloé Thomas, universitaire et traductrice de l'anglais et de l'allemand.
Le public rassemblé aux Assises de la traduction littéraire, à Arles, en 2023.- Photo ROMAIN BOUTILLIER - ASSOCIATION ATLASPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Reste que le travail est assez solitaire. « Les échanges avec les maisons d'édition dépendent beaucoup de leur manière de travailler. Mais globalement, il y a toujours un moment où on se retrouve seul face au texte pendant trois mois », relève Samuel Sfez. Après avoir réalisé un premier jet, ciselé le texte, puis effectué une ou plusieurs relectures, le traducteur envoie sa traduction pour la préparation de copie. « Généralement, c'est là qu'on a le plus d'échanges sur le fond et sur la structure du texte. On va intervenir sur des questions de ton, de registre, parfois de temps », indique Samuel Sfez. Viennent ensuite la correction, la réception du jeu d'épreuves, puis le BAT qui donne le feu vert à la version définitive.
« Les relations avec les éditeurs et éditrices sont à créer, tisser, chérir », avance Margot Nguyen-Béraud, qui travaille avec plusieurs maisons, dont Flammarion, L'Observatoire, Le Cherche Midi ou encore Asphalte. Une attention également de mise du côté des commanditaires. « On connaît bien leurs goûts. Avant même d'avoir acheté les droits d'une œuvre, on se dit : Tiens, je la verrais bien avec telle traductrice », confirme Raphaëlle Liebaert, directrice de la littérature étrangère chez Stock.
Ambassadeurs des langues rares
Cette proximité est d'autant plus précieuse, de part et d'autre, que les traductrices et traducteurs sont aussi les ambassadeurs de la littérature qu'ils traduisent, en particulier sur les langues dites rares. Laure Leroy, directrice des éditions Zulma, a ainsi découvert le Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin grâce au traducteur Xavier Luffin, qui lui avait soumis une nouvelle de l'écrivain. « C'est un auteur très aimé par les lecteurs soudanais, il a une sorte de fan-club, si bien que certains de ses livres étaient traduits en anglais, mais pas forcément publiés. Autrement dit, je n'aurais pas pu avoir un accès direct à ses textes sans Xavier », raconte l'éditrice qui a publié en septembre le roman Le corbeau qui m'aimait.
Olivier Mannoni, traducteur de la langue allemande.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Pour faciliter la collaboration autour de ces découvertes, l'École de traduction littéraire (ETL), qui accueille des traducteurs pour une formation longue sur un an, a lancé début octobre 2025 la plate-forme Translavox by Asfored. À travers elle, les maisons d'édition ont accès à un annuaire de traducteurs et traductrices ainsi qu'à leurs fiches, moyennant un abonnement annuel de 300 à 900 euros selon leur chiffre d'affaires.
Fiches de lecture, animations d'ateliers, rencontres publiques… Les traducteurs et traductrices sont souvent multitâche, pour un revenu annuel moyen de 19 500 euros net en 2024, au moment où le SMIC est de 16 540 euros net, le tout essentiellement versés en droits d'auteur qui n'ouvrent pas de droits au chômage ni aux congés payés. « 71 % des répondants se considèrent comme des travailleurs précaires », rappelle Caroline Guilleminot qui a mené en 2025, avec Christophe Jacquet, l'enquête sur les conditions de travail en traduction d'édition pour l'ATLF.
Pour une traduction humaine
Face à cette carence en droits sociaux, la profession s'organise. L'ATLF se mobilise tout particulièrement, aux côtés d'autres organisations professionnelles, pour une continuité de revenus des travailleurs et travailleuses de l'art. « Le but est d'avoir une assurance chômage sur le modèle de l'intermittence », explique Samuel Sfez. L'autre grand chantier pour l'association porte sur la révision du « Code des usages pour la traduction d'une œuvre de littérature générale » dont la dernière version, établie avec le SNE, remonte à 2012.
Lydia Cantin-Waleryszak, traductrice du polonais.- Photo DRPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Au menu des échanges, que l'ATLF espère voir aboutir au printemps 2026: comptage au feuillet, délais et plannings, droits proportionnels versés une fois que l'à-valoir est amorti… Mais aussi usages de l'IA. « Une clause de non-recours à l'IA pour la traduction est dans quasiment tous les contrats d'achats de droits anglo-saxons depuis trois ans », mentionne à cet égard Raphaëlle Liebaert chez Stock. « L'IA c'est comme la chirurgie esthétique, tout le monde dit qu'il ne le fera pas, mais tout le monde le fera. Jamais l'IA ne pourra remplacer l'intelligence d'un traducteur formé, surtout en littérature, mais face à la concentration du marché, la pression est plus forte sur les éditeurs qui veulent aller plus vite et à moindre coût », estime pour sa part Aurélie Bontout-Roche, ancienne responsable des traductions du groupe Libella œuvrant désormais au prix de littérature de l'Union européenne.
« Les traductions qui sortent de ces machines sont abominables, criblées d'erreurs, complètement plates », soutient Olivier Mannoni, traducteur de l'allemand depuis 1987 et directeur de l'École de traduction littéraire (ETL). Pour lui, comme pour toutes les personnes interrogées, le sel de la traduction réside dans le recours à l'imaginaire, dans le fait de « faire corps » avec la pensée d'un auteur. « C'est un travail passionnant, j'ai rarement regretté d'avoir pris cette voie, affirme-t-il. Il y a un côté bricolage dans la traduction qui est par ailleurs très utile pour écrire, parce qu'on est dans la fabrication humaine de langage. » Une fabrication que la profession entend défendre contre vents et marées, à l'image des quelque 20 000 signataires du manifeste du collectif En chair et en os « Pour une traduction humaine ».
L'IA pourra-t-elle remplacer les correcteurs d'édition ?
Voici la réponse proposée par une IA générative : « L'IA progresse vite, mais remplacer totalement les traducteurs d'édition reste peu probable. Traduire un roman ou un essai demande finesse, sensibilité culturelle, style et créativité - des qualités humaines. L'IA peut assister, accélérer ou suggérer, mais l'œil et l'oreille du traducteur littéraire restent essentiels pour préserver l'âme du texte original. »
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