Histoire belge

Libraire de rechange dans une librairie de secours

Clarke

Libraire de rechange dans une librairie de secours

Thierry Tinlot (ex-rédacteur en chef de Spirou et de Fluide Glacial) est venu donner un coup de main au rayon BD de la librairie Filigranes, à Bruxelles, que dirige Marc Filipson. Il offre à Livres Hebdo le récit humoristique de cette immersion.
 

Par Michel Puche,
Créé le 08.04.2020 à 13h01

« Marc m’avait dit : « puisque tu t’ennuies à la maison, viens nous donner un coup de main, certains jours il n’y a personne au rayon BD ». Sachant que les clients peuvent commander par téléphone ou par mail et ensuite se présenter, un à un, quelques heures par jour, à l’entrée de la librairie pour venir y payer et emmener leur commande.

Aujourd’hui, je suis l’assistant d’Ornella, du rayon BD. Et j’ai intérêt à suivre, car demain, je serai tout seul. Je pars donc en sa compagnie à la découverte des rayons…
- Alors là, c’est les indépendants. Ici, tout ce qui concerne les BD de reportage. Sauf cette étagère, au milieu des reportages, ça c’est les auteurs belges. Sauf que les indés, tu les retrouveras aussi dans le rayon BD sur la science et féminisme. Mais pas tous.
- Pour les mangas, tu dois savoir si c’est un shojo (pour les filles), un shonen (pour les garçons) ou un seinen (pour les adultes). Tu suis, ça va ? Sauf qu’ici, c’est tout mélangé car c’est les grosses séries des trois genres. Et pour « One Piece », tu dois aller dans l’armoire ici, il y a de la réserve. Et là, c’est… euh… je sais pas ce que c’est, en fait.
- Ici, tu as les nouveautés des grosses maisons. Le backcatalogue des mêmes maisons, c’est là-bas. Sauf Casterman qui est ici. Sauf aussi les classiques de Casterman qui, eux, ne sont PAS chez Casterman mais dans le patrimoine. Oui, je sais, les classiques de chez Dupuis devraient aussi être en patrimoine mais non, ils sont en tout public.

Après, bonne chance. Je n’ai plus AUCUNE idée de la production en BD, contrairement à tous ce que mes amis croient. Après 10 minutes, je tapais déjà les titres dans GOOGLE IMAGES pour voir à quoi ressemblait vaguement la couverture, en me baladant dans les rayons pour essayer de les repérer (et espérer qu’ils soient en facing, sinon c’est mort).

Thierry, je te laisse gérer cette commande ?
  • J’aimerais que vous me livriez tel et tel ouvrage chez moi. Merci. (Et pour l’adresse, je fais comment, j’appelle Marc Zuckerberg ?)
  • J’aimerais un des albums de la collection X, mais pas celui qui parle d’un trésor de pirates. Un autre.
  • J’ai oublié le titre de ce livre mais il est paru le 18 mars dernier.
  • Comment ça, vous n’avez pas le tome 14 des aventures de Trilili ? Mais c’est un comble !
  • Comment ça, vous me demandez de repasser après la fin du confinement pour enregistrer ma carte de fidélité ? Mais autant aller acheter sur Internet, alors, si vous n’êtes pas capables de proposer un service convenable.
  • Bonjour j’ai passé une commande sur Internet il y a cinq minutes et je viens la chercher. Comment ça, elle n’est pas prête ?
Et je passe les trucs introuvables car mal orthographiés, les micmacs entre différents rayons et genres (dans la même liste un livre de sciences humaines et un livre de coloriage), les noms d’auteurs, d’éditeurs et les titres d’ouvrages qui ne collent pas…

Des masques pour toute l'équipe

Je suis impressionné par le calme et la détermination. André, en charge des opérations, explique lors d’une petite réunion (chacun se tenant à distance) que pour l’instant, le site de la librairie ne propose QUE 1000 titres. L’enjeu étant, pour les deux informaticiens qui y bossent jour et nuit, que l’ENSEMBLE du stock soit disponible, et en temps réel, sur le site (180 000 références quand même) dans les jours qui viennent. C’était prévu en août, puis Marc a fait accélérer la manœuvre.
A la fin de la réunion, on applaudit Ornella dont la maman a confectionné des masques pour toute l’équipe sur la base d’un tuto youtube (« et là, entre les deux couches, vous mettez du papier, pour absorber les gouttelettes »).
Allez, vite encore terminer quelques commandes de clients, pour garder la forme…
  • Dites, en fait j’ai déjà le livre que je vous ai commandé et que vous m’avez livré. Vous pourriez passer le reprendre ? Pas d’urgence, hein. 
  • Non, Madame, désolé, on n’a plus La peste de Camus, ça fait deux semaines qu’on est en rupture sur ce titre, je me demande bien pourquoi. 
  • Vous voudriez quoi ? Le donjon de… de Naheulbeuk ? V… vous êtes sûr ? Vous pouvez épeler ? Après avoir écrit ça de quinze manières dans l’ordi, je vois que non seulement ça existe, mais qu’il y en a même 25 tomes… shame on me.
  • Les clients espagnols qui ont deux noms de famille et qui commandent au nom de Lopez mais viennent chercher au nom d’Ortega !
  • Non, Madame, nous n’avons plus ce titre, nous ne sommes plus livrés par les grossistes. Nous devons donc travailler uniquement avec ce que nous avons en stock. « Oui, mais je peux quand même vous le commander, non ? Je passerai demain, ça vous laisse le temps de le recevoir… »
  • Vous êtes certain qu’il ne vous reste pas un exemplaire de LA PESTE ? 
  • Dites, c’est pour une urgence : je cherche un livre avec des recettes de pâtisserie. 
  • Le type qui demande qu’on lui livre une commande. Et qui rappelle, alors que le chauffeur est en route, pour dire que, finalement il va passer chercher les bouquins. OK, on rappelle le chauffeur. Et le même client rappelle un peu plus tard : « non, finalement, c’est quand même mieux si vous me livrez, vous savez… »
  • La dame qui, en l’espace de quelques heures, passe quatre fois la même commande par téléphone, par mail, sur le site et via le chat sur FB. Juste pour être sûre. Commandes qui sont, logiquement, traitées par quatre personnes différentes…
  • Je voudrais trois exemplaires du livre d’Albert Camus LA PES…NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON JE VOUS DIS QUE NOOOOOOOOOOOON Y EN A PLUUUUUUUUUS.
  • Je voulais savoir si vous pourriez me livrer en Israël ?
J’ai donc « joué magasin » pendant quelques heures, même si Marianne, du rayon littérature, dont c’est le métier d’être libraire, déteste cette expression. Et je tire mon chapeau aux « vrais » libraires qui, virus ou pas, font un job formidable toute l’année. »
 

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