Dans le patois ardéchois, un cruvel signifie un tamis", explique Thierry Cruvellier, descendant d'une longue lignée de pasteurs cévenols, "littéraires et humanistes". Tradition avec laquelle il a pris ses distances, tout en reconnaissant que sa culture protestante l'a profondément marqué.

Photo CATHERINE HÉLIE/GALLIMARD

Même si l'on ne croit pas à la prédestination, son nom convient bien à Cruvellier. Lui qui, depuis les années 1990, s'est trouvé, journaliste, au contact des guerres parmi les plus barbares du siècle dernier, au Liberia, en Sierra Leone, au Rwanda et ailleurs. Non point en première ligne, comme "un baroudeur ou un foudre de guerre ", mais sur la ligne arrière, d'où l'on peut réfléchir sur les conflits, en proposer une analyse philosophique et morale. Passer l'histoire au tamis, en quelque sorte.

Depuis une quinzaine d'années, Cruvellier a suivi les procès menés sous les auspices de la justice pénale internationale, dont il est l'un des spécialistes reconnus, et il en a tiré la matière de ses deux premiers livres : Le tribunal des vaincus : un Nuremberg pour le Rwanda ?, publié en 2006 chez Calmann-Lévy, traduit en 2010 aux Etats-Unis chez Wisconsin University Press, et Le maître des aveux, qui paraît bientôt chez Gallimard.

Son parcours commence en 1990, quand le jeune Thierry, 23 ans, tout frais sorti du Celsa, se rêvait en correspondant du Monde à l'étranger - Hubert Beuve-Méry est l'un de ses maîtres, l'autre étant Raymond Aron, l'anti-Sartre. Pourquoi pas à Moscou ? Sans connaissance particulière, ni, on s'en doute, sympathies idéologiques, il éprouvait pour l'URSS et le monde communiste une "passion intellectuelle et politique". "Je me donnais vingt ans pour y parvenir", dit-il, modeste.

Oui mais voilà : service militaire oblige, il opte pour la "coopé" et se retrouve... à Freetown, capitale de la Sierra Leone. Pays alors en paix, où affluaient les réfugiés du Liberia voisin, à feu et à sang. Cruvellier, durant un an et demi, rédige l'édition en français du New Citizen, un petit journal local consacré à la coopération française. Hourra l'Afrique, et adieu l'URSS ! Il retournera huit fois en Sierra Leone, en particulier en 1994, embrasée à son tour par la guerre civile. Il enchaîne ensuite avec le Rwanda, juste après le génocide, où il enquête, pour le compte de Reporters sans frontières, sur les violations du droit de la presse et sur le sort des 49 journalistes rwandais assassinés durant le conflit. Puis il passe cinq ans à Arusha, couvrant les travaux du tribunal international chargé de juger les responsables du génocide au Rwanda. Du moins ceux qu'on a pu identifier et retrouver.

De la Bosnie au Cambodge

A son retour en France, après une année off "luxueuse" (et bien méritée) à Harvard grâce à une bourse, Thierry Cruvellier rédige Le tribunal des vaincus, récit de son expérience de "correspondant pénal". "C'était mon tout premier essai, confie-t-il, même si je savais qu'un jour ou l'autre je me colletterais avec l'écriture." Il passe le manuscrit à son confrère Stephen Smith, qui le transmet chez Calmann-Lévy, où il est donc publié en 2006. Puis Cruvellier repart suivre d'autres procès, en Bosnie, en Colombie, avant d'arriver, en 2007, à Phnom Penh, avec pour mission de "former les journalistes destinés à couvrir les procès des criminels khmers rouges devant les CETC" (chambres exceptionnelles des tribunaux cambodgiens).

Premier accusé : Douch, le bourreau du camp de Tuol Sleng, responsable de la mort de plus de 10 000 de ses compatriotes et geôlier, entre autres, de François Bizot (1), pour qui Cruvellier éprouve estime et respect. Alors qu'il n'avait pour l'Asie aucun tropisme particulier, Cruvellier aime le Cambodge, et se passionne pour l'histoire exceptionnelle du bourreau khmer rouge et pour les problèmes moraux qu'elle pose : "Douch est le premier accusé qui plaide coupable, reconnaît ses crimes, réfléchit et parle. C'est un criminel de masse, un monstre, mais pas un autre. En chacun d'entre nous, un bourreau peut sommeiller. Il ne faut surtout pas le réveiller." De cette nouvelle expérience, Thierry Cruvellier a tiré un livre puissant et grave, publié chez Gallimard en coédition avec Versilio, l'agence de Susanna Lea et Antoine Audouard, qui l'ont cornaqué et le représentent.

A l'avenir, Cruvellier n'a pas l'intention d'aller suivre d'autres procès du même genre, même s'il sait que "tout ça reviendra un jour dans [son] travail". Rompant avec ce qu'il appelle le "journalisme traditionnel", il aimerait prendre son temps pour écrire "un grand reportage littéraire à l'américaine". Sur la Sierra Leone, peut-être.

Le maître des aveux, Thierry Cruvellier, Gallimard, 371 p., 21 euros, ISBN : 978-2-07-013489-2, mise en vente le 22 septembre.

(1) Voir l'avant-critique de son dernier ouvrage sur cette expérience, p. 76.

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