21 Août > Roman France

Cela faisait longtemps que Geneviève Brisac, prix Femina 1996 pour Week-end de chasse à la mère, ne nous avait pas donné un roman. Mais l’écrivaine, essayiste, auteure de livres pour la jeunesse, scénariste, qui ne craint pas "le mélange des genres" - sous-titre de l’essai consacré à Virginia Woolf qu’elle a signé avec Agnès Desarthe -, n’a sans doute que faire de cette classification. Elle écrit. Point. Dernièrement, en 2010, Une année avec mon père (disponible en Points) et, en 2012, chez Alma, Moi, j’attends de voir passer les pingouins (repris en 10/18). Disons alors que Dans les yeux des autres, qui emprunte son titre à la poétesse juive d’origine allemande Rose Ausländer, est un nouveau livre, plein comme toujours de familles, de maisons et de littérature. Mais aussi de bilans ambigus, de rêves blessés, d’idéaux malmenés. Les sœurs Jacob en sont les héroïnes : Anna, écrivaine déchue, sans le sou, et Molly, médecin à Paris, qui l’héberge. Dans la vie de ces deux femmes, où leur mère, Mélini, occupe une place assez ogresque, il y a aussi des hommes : "Anna a vécu avec Marek Meursault", c’est ainsi qu’on la présente désormais dans les soirées. Identité par procuration qui l’accable. Molly partage, elle, la vie de Boris qui organise des occupations d’immeubles pour des familles africaines sans logement, et a hérité d’un manoir qui prend l’eau en Bretagne. La jeunesse de ces presque sexagénaires qui a été militante, armée, par moments clandestine - ils auraient pu être les personnages d’un film de Philippe Garel ou de Chris Marker -, semble de l’histoire ancienne. Anna a payé cher la faute d’avoir voulu la raconter, dans sa banalité, dans tout son ordinaire, et n’a plus que de vieux carnets à relire "comme on retourne sur des lieux oubliés", étranger à sa propre mémoire. Mais Boris trouve, lui, qu’"il y a de l’élégance à ne pas cracher sur son passé, à ne rien renier de ce que l’on ne reconnaît pourtant pas". Le palais de la Mutualité, où les deux sœurs ont vécu leurs premières émotions politiques, où elles ont assisté à 15 ans à leur premier meeting "pour soutenir les luttes des camarades du monde entier", a été rénové.

Le destin d’Anna qui incarne un peu le choix du récit contre l’action, les servitudes de la femme qui écrit, permet à Geneviève Brisac de donner voix à ses colères, d’évoquer les dépits que la vie sociale lui inspire. Elle a le coup de griffe vif et précis : les énumérations, les phrases à l’infinitif qu’elle affectionne, apportent plus que jamais quelque chose d’impatient et d’offensif, de combatif. L’effusion n’est pas dans sa nature et elle a trop de lucidité pour verser dans l’émotivité. Pour idéaliser quoi que ce soit. Et c’est ce qui donne à cette histoire, au croisement du roman générationnel et du récit d’éducation politique et sentimentale, son acidité mélancolique.

Véronique Rossignol

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