Congrès de l'ABF

Les bibliothèques sont-elles indispensables ?

Présentation de projet dans le cadre de Biblio reMix à la bibliothèque Louise-Michel à Paris. - Photo Olivier Dion

Les bibliothèques sont-elles indispensables ?

Du 2 au 4 juin à Metz, les bibliothécaires réunis pour le congrès annuel de l'Association des bibliothécaires de France (ABF) revisiteront les fondamentaux de leur métier en soulignant à la fois leur capacité à s'adapter aux besoins des habitants et leurs spécificités pour combattre les préjugés dont les bibliothèques sont encore frappées.

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Par Fanny Guyomard,
Créé le 30.05.2022 à 17h10 ,
Mis à jour le 31.05.2022 à 11h17

Essentielles, les bibliothèques ? C'est la question pas si évidente posée par le Congrès annuel de l'Association des bibliothécaires de France (ABF), qui se tient du 2 au 4 juin à Metz. « La thématique nous est apparue au moment des débats sur les commerces reconnus comme essentiels ou non, contextualise sa présidente Hélène Brochard. Les librairies ne pouvaient pas ouvrir [jusqu'au décret du 26 février 2021], contrairement aux médiathèques, ce qui sous-entendait que l'État considérait ces dernières comme des lieux culturels pas comme les autres. Le but du Congrès n'est pas de l'affirmer, mais d'interroger notre position. Est-on à la marge de la culture ? »

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Jean-Rémi François, Hélène Brochard, Eleonora Le Bohec-Lettieri, Anne-Marie Vaillant, Loriane Demangeon et Julien Vidal, le nouveau bureau national de l'ABF.- Photo DR

Clé du savoir

Les médiathèques sont les établissements culturels qui maillent le plus finement le territoire français, avec 7 000 bibliothèques et 9 000 points d'accès au livre recensés par le ministère de la Culture. Mais comment mesurer leur influence sur la population ? Selon l'étude Effets de la crise sanitaire sur l'activité des bibliothèques françaises en 2020 et 2021 publiée par le ministère en avril, la fréquentation n'était, l'année dernière, généralement pas revenue à la normale : le nombre d'actions culturelles avait par exemple augmenté de 41 % par rapport à 2020, mais elles ne gagnaient que 27 % de participants. Le public peut donc se passer délibérément de médiathèques.

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La médiathèque du Perreux-sur-Marne.- Photo OLIVIER DION

Pourtant elles sont un maillon essentiel d'une saine démocratie selon l'Unesco, qui proclame dans son Manifeste de 1994 que « participation constructive et progrès de la démocratie requièrent une éducation satisfaisante, en même temps qu'un accès gratuit et sans restriction au savoir, à la pensée, à la culture et à l'information. La bibliothèque publique, clé du savoir à l'échelon local, est un instrument essentiel de l'éducation permanente, d'une prise de décisions indépendante et du développement culturel de l'individu et des groupes sociaux. »

À la médiathèque de Thales (Châtellerault, Vienne), elle participe également à leur développement personnel, témoigne sa responsable Brigitte Fuentes Spotorno : « Comme les gens sont angoissés, notamment face l'incertitude quant à leur place dans l'entreprise, j'ai plus de demandes sur le lâcher prise, la relaxation, la méditation, le besoin de légèreté, de rire. »

Au-delà de la période Covid, l'appétence des Français pour leurs médiathèques apparaît sur une bonne lancée. Dans la dernière étude sur les publics et les usages des bibliothèques parue en 2016, le nombre de personnes fréquentant des bibliothèques municipales avait augmenté de 23 % par rapport à 2005, alors que dans le même temps la population française ne s'était accrue que de 4 %. En 2016, la part de la population française ayant fréquenté une bibliothèque au moins une fois les douze derniers mois s'établissait alors à 45 %.

Convaincre

Pour améliorer ce chiffre, l'Association des directrices et directeurs de bibliothèques municipales et de groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV) propose une enseigne commune aux bibliothèques françaises afin de créer une « marque » et de renforcer leur visibilité dans la ville. « En adoptant un même code signalétique, une enseigne simple et identifiable du premier coup d'œil, la bibliothèque se positionne comme service essentiel dans la cité au même titre que l'école, la poste, la pharmacie », justifie l'ADBGV, qui fera connaître le nom de l'artiste lauréat le 29 juin.

Mais il reste encore du travail marketing à faire : « La médiathèque en France, contrairement aux pays anglo-saxons, continue pour certains publics de projeter une image impressionnante, comme pour l'opéra et le théâtre », regrette Hélène Brochard. Elles ne font pourtant pas payer de ticket d'entrée, ou sont de plus en plus nombreuses à rendre leur abonnement gratuit voire à supprimer les amendes en cas de retour tardif de l'emprunt... « Pour attirer les publics en situation de précarité sociale, la gratuité ne suffit pas, il faut débloquer d'autres choses : faire en sorte qu'ils se sentent les bienvenus et leur proposer des activités pas seulement liées au livre : de la musique, un accès à internet. Mais beaucoup ignorent ces services », développe la présidente de l'ABF, également directrice de la médiathèque de Villeneuve-d'Ascq (Nord). Elle rapporte l'exemple d'une nouvelle collègue de l'équipe d'entretien : « Elle habite la commune depuis toujours et n'était jamais entrée dans la médiathèque. Quand elle est arrivée, elle s'est étonnée d'y trouver des livres neufs. Elle pensait que c'était un endroit où les gens donnaient de vieux livres. »

Une ignorance liée à un manque de publicité, estime Hélène Brochard : « Vous voyez beaucoup de bibliothèques dans les dessins animés, films ou séries françaises, comme c'est le cas dans les productions américaines ? On a connu le même problème pendant la crise sanitaire : les médias généralistes disaient que les établissements culturels étaient fermés et nous oubliaient. Nous avons des efforts de communication à faire. »

Innover

Selon l'étude de 2016, les médiathèques tâchent pourtant d'aller à la rencontre des citoyens, 76 % de celles desservant plus de 2 000 habitants ayant mis en œuvre des actions hors les murs en 2015. Depuis la crise sanitaire, elles ont renforcé leur présence dans les foyers, à travers les ressources numériques : entre 2019 et 2020, le nombre d'inscrits aux bibliothèques numériques a augmenté de 85 %, selon une étude ministérielle publiée en avril. Dans les collectivités de plus de 20 000 habitants, plus de huit bibliothèques sur dix proposent une offre numérique, et neuf bibliothèques départementales sur dix le font. Quant aux bibliothèques qui n'en proposent pas encore, un quart aurait l'intention de s'y mettre. Les plus proposées sont l'autoformation (79 %), la presse et les vidéos, suivis par la musique (64 %), les livres numériques et les livres audio.

Mais là encore, proposer des ressources numériques gratuites n'est pas suffisant. « Les premières années, ça ne marchait pas du tout auprès du public, même quand on leur en parlait au moment de leur inscription à la médiathèque », se souvient Fabien Simon, à la médiathèque du Séquoia (Maromme, Seine-Maritime), qui a fait le choix lors de son ouverture en 2015 de ne proposer du contenu musical qu'en streaming, sur musicMe. Pour la faire connaître, Fabien Simon affiche des QR codes renvoyant vers le site d'écoute de musique ou les distribue dans les commerces (cafés, cinéma) de la ville. « Mais encore aujourd'hui, au moins un usager sur trois nous demande où sont les CD et DVD », sourit le bibliothécaire, qui envisage d'acheter des CD physiques pour les artistes locaux et indépendants absents de la plateforme.

Former au numérique

Au-delà du contenu, les médiathèques peuvent jouer un rôle majeur dans l'éducation à internet, comme le font les écoles, collèges et lycées - institutions communément admises comme essentielles. À la e-Bu de l'Université Lorraine, où il n'y a aucune ressource physique, les étudiants apprennent en six heures à gérer leur e-réputation ou à se sensibiliser aux fake news. La médiathèque Manufacture, à Nancy, complète par les ateliers « Jouons le jeu en famille », proposés depuis dix ans. « Ces rendez-vous parents-enfants offrent un temps de partage, de réflexion et d'échange autour des usages numériques de manière ludique, présente Fatima Lemkharbech-Ouardad, chargée du numérique jeunesse. L'augmentation de la consommation d'écrans, fait marquant de cette pandémie, renforce notre volonté de poursuivre ces rendez-vous et de montrer les risques que présentent les outils numériques pour les enfants. » 

« Les bibliothèques sont très importantes, ne serait-ce que pour le lien social et la médiation, mais il faut rester modestes, tempère cependant Fabien Simon. Énormément de choses sont disponibles sur internet. Notre rôle est de mettre en ordre les collections, de trouver ce qui va plaire aux gens rapidement. Nous sommes des filtres.« 

Ce rôle de filtre fait également poids pour l'économie du livre. Pour Dominique Tourte, président de la Fédération nationale de l'édition indépendante, « si les éditeurs indépendants vendaient ne serait-ce qu'un ouvrage dans un dixième des bibliothèques françaises, ce serait un sérieux coup de pouce ! »  Intervenant à la table ronde sur la place des bibliothèques dans l'industrie du livre, il travaille à faire connaître son milieu auprès des bibliothécaires. Publicité, marketing, communication : essentiel.

Au Royaume-Uni, le préjudice des 800 fermetures

Que se passe-t-il lorsque l'on ferme des bibliothèques ? En 2010, le gouvernement britannique ordonnait des coupes budgétaires drastiques qui ont conduit à la fermeture de 800 bibliothèques en dix ans, sur les 4 300 initialement gérées par des conseils locaux et rémunérant 32 000 personnels. En 2016, ces derniers n'étaient plus que 24 000, et 500 bibliothèques n'étaient plus gérées que par des bénévoles. Cela a accentué les inégalités sociales : « Dans les quartiers aisés, les bénévoles étaient souvent des retraités qualifiés, mais dans les plus populaires, il était plus difficile de trouver des bénévoles qui s'engageaient sur le long terme », observe Cécile Touitou, responsable de la cellule Prospective à Sciences Po.

Pas facile de mesurer les conséquences des fermetures sur les réussites aux examens des étudiants, le goût de la lecture des Britanniques ou le nombre d'écrivains en devenir dont la créativité a été inhibée. « Quand on ferme des bibliothèques, ce sont des Mozart que l'on assassine », a lancé l'écrivain Philip Pullman. Pour Cécile Touitou en tout cas, qui a dirigé Bibliothèques publiques britanniques contemporaines. Autopsie des années de crise (La Numérique, juin 2020), « des sociologues constatent que ces établissements culturels sont bénéfiques au quartier où ils sont implantés, avec un effet apaisant sur le bien-être des riverains ».

Une des justifications du gouvernement : s'adapter aux usages en proposant davantage de contenus numériques. « Mais les lecteurs les moins attachés à la lecture n'aiment pas plus les livres numériques, déplore Cécile Touitou. Ce sont les gros lecteurs de livres imprimés qui sont les lecteurs d'e-books. N'offrir que du numérique est encore un facteur d'inégalités. Par ailleurs, on le voit dans la bibliothèque de Sciences Po, même si elle propose des ressources en ligne, elle est pleine d'étudiants : ils ont besoin de se voir et de travailler ensemble ! » Mozart n'aurait pas été Mozart sans ses amis.

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