Dans le Japon classique, avant l’ère Meiji et son ouverture au monde occidental, «on ne faisait pas de différence entre les "beaux-arts" ou "arts majeurs", et les "arts décoratifs" ou "arts mineurs"», rappelle en ouverture Manuela Moscatiello, membre du Centre d’étude d’art de l’Extrême-Orient de Bologne. Depuis, les premiers sont désignés par le mot bijutsu, les seconds par kôgei. Kamisaka Sekka (1866-1942), lui, comme ses prédécesseurs, se considérait à la fois comme un artisan (peut-être surtout) et un artiste. Toute sa longue vie, à côté de son œuvre graphique, il n’a cessé de créer des objets, de promouvoir l’artisanat traditionnel, de plaider pour les arts « mineurs » dans son enseignement à l’Ecole municipale des beaux-arts et arts décoratifs de Tokyo. Il a aussi participé à de nombreux salons et expositions (dont l’Universelle de Paris, en 1900). C’est ce grand artiste, prolifique et singulier, très célèbre dans son pays, que le large public français peut aujourd’hui découvrir à travers ce qui est considéré comme son chef-d’œuvre : Les herbes de l’éternité, un ensemble de 60 xylographies réparties en trois livres de 20, publiés en 1909-1910 chez l’éditeur Unsôdô, lequel est d’ailleurs toujours en activité.
Conformément au style de l’école Rimpa, dont il est considéré comme le dernier grand représentant, Sekka dessine et peint la nature, végétaux et animaux, la vie quotidienne des paysans au travail, des scènes de théâtre, et aussi certains épisodes inspirés d’œuvres littéraires. Le tout avec une évidente tendresse, et un humour sous-jacent. Mais la particularité du maître, c’est la grande modernité qu’il introduit dans le traitement de ses sujets. Perspectives audacieuses, aplats de couleurs vives, stylisation extrême. A ce titre, des estampes comme La grande vague, Les huit ponts, Le mont Fuji, Les rivières au printemps ou Vue de Yoshimo ne sont pas loin de l’abstraction, et font irrésistiblement penser à certains paysages de Félix Vallotton. Ce qui n’est pas forcément un hasard. Même s’ils ne se sont jamais rencontrés, ils sont exactement contemporains (Vallotton est né en 1865), le Japonais a été en contact direct avec l’art occidental (notamment l’art nouveau, qui l’a beaucoup marqué) lors de son séjour à Glasgow, en 1910. Quant au nabi franco-suisse, grand amateur d’estampes, on dit de lui que c’est le peintre le plus « japonais » de tout l’art moderne, si riche en métissages féconds.
Après une période d’oubli relatif, l’école Rimpa a retrouvé récemment ses lettres de noblesse au Japon. La preuve, lors de l’ouverture de sa boutique à Tokyo, en 2001, la Maison Hermès a choisi, pour la couverture de sa revue Le monde d’Hermès, des iris bleus, détail des Huit ponts de Kamisaka Sekka. Démocratisation mercantile ou dialogue entre les civilisations, peu importe, et tant mieux si l’œuvre de Sekka y gagne en visibilité. J.-C. P.