C’est une manie chez certains hommes que de ne vouloir retenir de l’Histoire ou de la géographie que les fonds de scènes, les disgraciés, les comparses. Parfois, c’est la marque des cuistres ; plus rarement, celle des écrivains. Jean-Paul Kauffmann a toujours rôdé dans ces marges fertiles, ces corridors des temps. Il fait son miel de zigzags qu’il est le seul à voir si bien, de lui à là-bas, d’eux (généralement, la compagnie des spectres) à ici même. En ce sens, Outre-terre, récit de sa dernière promenade buissonnière, peut d’abord être compris comme un art poétique, en même temps qu’un guide de voyage et une confession enjouée.
Eylau, donc. C’est-à-dire ni Austerlitz ni Waterloo, mais pire peut-être, ce moment précis de la geste napoléonienne où la victoire des soldats français face aux forces du tsar, prend un goût de désastre. Des dizaines de milliers de morts, cadavres d’hommes et de bêtes mêlés sur la neige de la Prusse-Orientale, force reste à l’Empire peut-être, son rêve universaliste s’arrête là. C’est d’Eylau que reviendra d’entre les morts le colonel Chabert de Balzac pour réclamer son dû : sa réintégration dans l’ordre des vivants.
Sans doute était-ce une même revendication, même si plus intime, que portait Jean-Paul Kauffmann lorsque, en 1991, il se rendit une première fois à Eylau devenue Bragationovsk (en 1945, Staline avait annexé cette partie de la Prusse et débaptisé ses villes ; ainsi Königsberg, la capitale, berceau des chevaliers teutoniques, était-elle renommée Kaliningrad). Il ne savait alors, après l’épreuve de ses trois ans de captivité, se sachant plus vraiment journaliste, comment revenir lui aussi à ce monde des vivants. Le temps aussi bien que l’écriture y pourvoiront. En 2007, pour le 200e anniversaire de la bataille, le voilà de retour à Eylau avec armes et bagages, soit femme, enfants, traductrice et minibus… Outre-terre sera le récit, comme toujours chez Kauffmann, extrêmement circonstancié, autant que pince-sans-rire, de ce voyage. Rien ne sera ici traité à la légère, tout aura la gravité requise, mais avec une légèreté que peuvent seuls se permettre ceux qui sont sûrs de leur plume autant que de leur savoir. Ce pays indécis coupé de sa mère patrie par la Pologne et la Lituanie, ces habitants comme hésitant entre être russes ou soviétiques, cette bataille dont chaque camp belligérant réclame la victoire, cet écrivain français entre solitude et besoin des siens, c’est ça l’Outre-terre, "ce pays de la fin des temps. Ce train zéro, dont on ne sait d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il convoie, n’est-il pas l’allégorie d’une humanité qui se dessine déjà du côté de Kaliningrad ?". Olivier Mony