Les ventes de livres numériques connaissent une très forte augmentation en France depuis le début du confinement et la fermeture des librairies, le 17 mars. La plupart des acteurs du secteur rapporte une hausse des achats comprise entre 75% et 200%, ainsi qu'une explosion des téléchargements de titres gratuits.
A la Fnac et chez Cultura, les ventes d'ouvrages dématérialisés ont été multipliées par deux sur les deux dernières semaines. Au Hall du Livre, à Nancy, "ça n'arrête pas de tomber". D'un ou deux livres numériques vendus par mois, la librairie a vu ses commandes grimper jusqu'à une vingtaine en 15 jours. La plateforme Vivlio enregistre, pour sa part, un triplement du volume d'achats. La société ePagine, filiale de Tite-Live, qui gère les sites de nombreux libraires, constate une augmentation de 150% en volume et en valeur des ventes, avec un prix du panier moyen constant. Les utilisateurs de l'application de lecture en ligne Youboox ont doublé depuis le confinement, selon un communiqué de l'entreprise. Sans donner de chiffre précis, Denis Zwirn, président de la plate-forme spécialisée Numilog, parle d'une "variation [qu'il] n'a pas connue en 20 ans, sauf lors de l'arrivée de gros best-sellers internationaux".
D'abord le parascolaire et la jeunesse
Pris de court par la mise en place du confinement, les lecteurs ont d'abord cherché à répondre à des besoins pratiques. "La demande a, dans un premier temps, concerné le parascolaire et la jeunesse, autrement dit des titres capables de répondre dans l'urgence aux impératifs familiaux et au souci de continuité pédagogique, note Audrey Bouchard, responsable communication de la Fnac. Ce n'est qu'ensuite que la littérature blanche a progressé." Les deux romans les plus téléchargés sur le site de la chaîne sont Le pays des autres de Leïla Slimani (Gallimard) et Nuit sombre et sacrée de Michael Connelly (Calmann-Levy), qui devancent de quelques places La peste d'Albert Camus (Gallimard).
Benoit Bougerol, propriétaire des librairies La maison du livre à Rodez et Privat à Toulouse, confirme : "On a d'abord vu un engouement pour les livres jeunesse, puis pour les nouveautés et les prix des lecteurs, indique le gérant. Mais la vague concerne surtout le gratuit, dont font partie grand nombre de classiques." Sur les 400 titres téléchargés via le site de La maison du livre la semaine passée, 350 étaient en accès libre. Chez Vivlio, les téléchargements de livres gratuits ont été multipliés "par 10 ou par 20". Un succès qui s'explique en partie par les initiatives des éditeurs, à l'instar de Gallimard avec ses Tracts, publiés quotidiennement et "pour lesquels les lecteurs se connectent chaque jour", constate Astrid Canada, directrice du Hall du Livre.
Maintenir le lien
Alors que la plupart des libraires et des plates-formes de vente en ligne, dont Amazon, ont repoussé ou stoppé la livraison de livres physiques, la priorité commerciale a été temporairement accordée au livre numérique. "Dès le début du confinement, nous avons entamé une réflexion sur la promotion en ligne, explique Benoît Bougerol. Comme en librairie, on organise des mises en avant d'ebooks sur la vitrine du site et les acheteurs sont plutôt réceptifs à nos conseils." Chacun y va de sa sélection. "Le Furet du Nord a beaucoup communiqué sur les gratuits, tandis que Cultura mise plus sur la segmentation et la qualité éditoriale", relève David Dupré, directeur général de Vivlio, prestataire numérique des deux chaînes.
Le tri effectué par les places de vente est d'autant plus important qu'il permet de se repérer dans la myriade d'offres et de promotions annoncées par les éditeurs ces derniers jours. Albin Michel, Gallimard, Au Diable Vauvert, Hermann, Rebelle éditions et bien d'autres encore ont tous communiqué sur des initiatives variées, qu'il s'agisse de réductions globales sur leur catalogue numérique, de tarifs préférentiels ou simplement de la mise à disposition de titres en libre accès. "Notre travail, sur cette période, est de rendre tout cela un peu plus cohérent, explique David Dupré. Nous devons filtrer et organiser l'offre afin de cibler au mieux les livres qui correspondent aux différentes audiences, en accord avec la stratégie de chaque plateforme."
L'enjeu est également symbolique. Pour les libraires, privés de leur lieu de travail et de leur public, les recommandations permettent d'entretenir le lien avec le lecteur et de continuer à faire valoir leur savoir-faire. "Maintenir le contact est primordial pour garder en vie notre relation avec les lecteurs", souligne Astrid Canada. Comme le Hall du livre et la Maison du livre, plusieurs librairies ont choisi d'informer leurs clients grâce à une lettre d'information hebdomadaire envoyée par courriel. Elles proposent généralement des sélections thématiques en fonction, notamment, de l'actualité.
Les bibliothèques submergées
Les bibliothèques subissent elles aussi l'assaut des connexions quotidiennes des lecteurs insatiables. Gallica, la bibliothèque gratuite en ligne de la Bibliothèque nationale de France, a reçu plus de 480 000 visites sur la semaine du 23 au 29 mars, soit une augmentation de 49% du trafic par rapport à la période précédant le confinement. Le service de prêt de livres numériques des bibliothèques de Paris enregistre dorénavant 1000 téléchargements par jour, contre 200 en temps normal. Selon le réseau Carel, une association de promotion des ressources numériques en bibliothèque, les demandes de prêts numériques auraient doublé, voire triplé, sur tout le territoire depuis le début du confinement.
Face à l'afflux, la mairie de Paris a décidé d'ouvrir, à partir de jeudi et jusqu'au 30 juin, les inscriptions en ligne, jusqu'alors impossibles. Le lecteur devra soumettre une photocopie de sa carte d'identité, puis s'enregistrer a posteriori dans une bibliothèque de Paris lorsque le confinement sera levé. La BNF pourrait, quant à elle, ouvrir l'accès des ressources électroniques réservées aux chercheurs et à la consultation locale au grand public, sous réserve d'un accord avec ses partenaires et de confirmité avec le droit.
En raison de la forte demande, les bibliothèques se retrouvent parfois dans l'incapacité de satisfaire les requêtes de leurs adhérents. En France, le nombre de prêts par livre numérique est limité par le système du Prêt numérique en bibliothèque (PNB). Selon la politique de chaque éditeur et la quantité de licences détenues par l'établissement, un ouvrage donné peut être prêté un certain nombre de fois seulement. "Et les licences ont un coût réel, on ne peut pas en acheter à l'infini," rappelle Emmanuel Aziza, chef du bureau des bibliothèques et de la lecture à la Mairie de Paris. Afin de soulager les finances des établissements et de faciliter l'accès à la lecture, le réseau Carel a demandé aux principaux éditeurs d'assouplir les règles applicables au PNB pour la durée du confinement. Madrigall, Tallandier et Sabine Wespieser ont déjà répondu favorablement à cet appel.
Le plafond de verre brisé ?
Cet engouement global pour le livre dématérialisé a de quoi surprendre en France, où le taux d'adoption de ce mode de lecture est bien plus faible que dans les pays nordiques ou anglo-saxons. En 2018, moins de 5% des Français avaient acheté un livre numérique, contre 43% un livre papier, selon les chiffres de l'institut GFK. Le confinement aurait-il brisé le plafond de verre ? "On voit arriver beaucoup de nouveaux entrants sur ce segment, admet François Boujard, directeur général de Tite-Live, dont la filiale ePagine gère les sites de nombreux libraires. Ce sont des clients habituels des libraires qui veulent continuer à acheter chez eux. Ils ont encore un peu de mal à cerner l'écosystème du livre numérique et maîtrisent mal les différents formats, donc il faut faire un peu de pédagogie."
A la Fnac, on se félicite de ce que les lecteurs ont désormais "compris qu'ils peuvent lire sur smartphone ou tablette" via l'application Kobo Fnac, en top téléchargement depuis plusieurs jours. David Dupré souligne, pour sa part, que l'épisode "tragique" du Covid-19 a démontré "la complémentarité et la valeur ajoutée du livre numérique", dont l'usage est d'ordinaire réservé aux longs trajets et aux vacances plutôt qu'à la lecture à domicile. Le dirigeant espère qu'à terme cette séquence va augmenter la part de "lecteurs mixtes" dans le lectorat français.
Au Syndicat national de l'édition, le constat est plus réservé. La présidente de la commission numérique, Virginie Clayssen, directrice de l'innovation au sein du groupe Editis, ne se réjouit qu'à moitié de l'augmentation globale des ventes numériques remontée par les éditeurs. "Finalement, cela représente assez peu de choses eu égard aux pertes que vont subir les éditeurs durant la période du confinement. Plus de 5000 titres ont été repoussés et eux ne sortiront même pas en format numérique. On peut imaginer les dégâts."