Jamais une liberté n’a disparu sans qu’il n’y eût d’excellentes raisons pour cela. La liberté de dire ce qui nous semble juste a longtemps paru signer l’existence d’une réelle démocratie, être le gage de la pluralité des pensées, de la vitalité des réflexions, l’expression de la réalité d’un monde multiforme où chacun disposait du droit d’exprimer sa vérité.
Bien sûr, ce droit était encadré. Quel droit ne l’est pas ? On n’en restreignait cependant l’exercice que dans des cas précis, rares, énumérés, aux termes d’une procédure rigoureuse et contrainte, dont l’objet était, précisément, de protéger l’espace de libre expression contre les attaques des pouvoirs politiques, économiques et sociaux.
Les juges chargés d’apprécier les délits de presse, professionnels jusqu’au bout du Code, résistaient aux pressions de l’extérieur et forgeaient une jurisprudence aux termes de laquelle tout ce qui n’était ni injurieux ni diffamatoire avait droit de cité.
On pouvait ainsi soutenir des personnes ou des groupes révolutionnaires par des écrits légitimant leurs actions, développer des thèses qui s’opposaient au discours officiel sur des sujets polémiques, se moquer, exagérer, choquer, prendre dans l’outrance le parti du pire. La Loi comprenait, admettait et les tribunaux l’appliquaient.
Et puis, progressivement, cela changea. Il y eut d’abord des choses qui ne purent plus être dites, parce qu’elles allaient à l’encontre de la vérité communément admise. Pour justifier cela, on déclara que c’était atroce et dangereux que de dire ces choses-là et ce l’était sans doute effectivement.
Comme les dangers étaient nombreux, on les rassembla sous le vocable de terrorisme
Puis, à ces premières choses vinrent s’en ajouter d’autres avec, comme raison d’interdire de les énoncer, des arguments tout aussi justifiés. Et puis l’on décida, parce que l’heure était grave, que des crimes innommables avaient été commis et que le péril était grand, que cette justice tatillonne et lente qui connaissaient des délits de presse n’était plus adaptée aux dangers qui nous menaçaient.
L’on décida alors, dans la liesse et l’universelle approbation, de ne plus faire preuve d’aucune tolérance à l’endroit de ceux qui, se plaçant délibérément à l’encontre des valeurs de notre République, en viendraient à faire l’apologie des dangers qui la menacent.
Comme ils étaient nombreux, ces dangers, et que l’on ne pouvait tous les énumérer, on les rassembla sous le vocable de terrorisme et l’on décida de soumettre aux juridictions de droit commun ceux qui se rendraient coupables d’en faire l’apologie. Qui aurait pu s’offusquer, après que ledit terrorisme eut, sur le sol français, fait tant de victimes, que ses soutiens, ses apologues et ses disciples soient traités plus rudement et promptement par la justice nationale ?
Personne de sensé n’aurait pu s’indigner que soient privés de liberté les ennemis de la liberté. Le droit a les mêmes cantonniers que ceux de l’enfer et ils adorent paver leurs voies de bonnes intentions, aligner les plaques d’une morale censément universelle de façon qu’elles dessinent un chemin uniformément rectiligne, absolument parfait.
Ces architectes de la morale publique ne prêtent manifestement aucune intention à ce que les designers appellent « the user experience », cette capacité qu’ont les usagers à profiter de chaque intervalle de liberté laissé par le projet initial, jusqu’à détourner celui-ci de son sens originel.
Or, un concept tel que celui de terrorisme ne fait pas qu’offrir des intervalles de liberté. Il est en soi un tel intervalle. Il est une forme conceptuelle molle et extensible dans laquelle on peut faire entrer ce qui nous plaît sans plus d’effort que seulement en décider ainsi. Qu’il suffise de penser que Nelson Mandela fut un jour qualifié de terroriste pour mesurer ce que les contours de la notion peuvent avoir de conjoncturel.
Opinion conforme
Il s’agit là, non pas d’un mot-valise, car les valises, aussi vastes fussent-elles, ont néanmoins une limite de contenance, mais de l’équivalent linguistique du sac de prestidigitateur, duquel tout peut apparaître et dans lequel tout peut s’évanouir. Qu’une telle notion puisse servir de critère pour décider ce qu’un citoyen a ou non le droit de dire revient à le condamner à la seule expression d’une opinion conforme à la définition qu’en donne le pouvoir à un moment donné.
Le délit d’apologie du terrorisme porte ainsi en germes la disparition complète de la liberté d’expression. Car, comme un boulimique ne peut s’arrêter de manger, un pouvoir ne peut se retenir d’user, pour museler ses opposants, d’un délit aux contours aussi flous que celui dont il abuse déjà depuis près de 10 ans.
C’est l’instrument idéal qui permet de s’attaquer, les uns après les autres, à tous les opposants. Le terrorisme est déjà écologiste, après avoir été social. Il sera bientôt syndical et, si l’on n’y prend garde, on entendra bientôt parler de terrorisme démocratique. Il y aura autant de terroristes que d’opposants et la liberté d’expression disparaîtra. Il y aura, évidemment, d’excellentes raisons pour cela.