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De la modération en politique : Montesquieu et L’Esprit des lois

Montesquieu - Photo AFP

De la modération en politique : Montesquieu et L’Esprit des lois

Alors que De l’Esprit des Lois est republié dans la collection « Quarto » aux éditions Gallimard, notre chroniqueur explique pourquoi la pensée de Montesquieu est toujours d'une troublante actualité 269 ans après sa mort. 

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 05.11.2024 à 16h27

Alors que l’intempérance, l’indécence et l’inconvenance semblent séduire des millions d’électeurs américains à l’aube d’une élection déterminante, la lecture de Montesquieu nous rappelle une vertu essentielle au bonheur des peuples et à la liberté politique : la modération. 

« La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés ; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir ; mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. » (Livre XI, chapitre 4).

Le pouvoir de la modération

Cette vertu cardinale qu’est la modération en matière politique, tant nécessaire à la tranquillité publique et à la sérénité démocratique, nous est rappelée par la nouvelle publication de De l’Esprit des Lois, aux éditions Gallimard dans la collection « Quarto », dirigée avec talent par Aude Cirier, avec une préface de Dany Laferrière et une présentation de Benjamin Hoffman[1].

En préambule, Dany Laferrière imagine ce qu’aurait pu donner un voyage de Montesquieu à Saint Domingue, devenu Haïti en 1804, lui qui dénonçait l’esclavage en glorifiant la guerre de Spartacus : « La plus juste qui ait jamais été entreprise, parce qu’elle voulait empêcher le plus violent abus que l’on ait jamais fait de la nature humaine. » Et Dany Laferrière de lui rendre hommage : « À lire Montesquieu, j’ai souvent le souffle coupé par cette langue précise, ces observations fines, parfois drôles, et cette redoutable pertinence, mais le plus important c’est qu’il pousse constamment à la réflexion. »

Prévenir le despotisme

En effet, le dessein essentiel de L’Esprit des lois est d’exposer les ressorts de la liberté politique et de prévenir la corruption d’un régime modéré en despotisme. Il est toujours aussi moderne que nécessaire. En effet, si Montesquieu a écrit son œuvre pour conjurer les dangers de l’absolutisme au sortir du long règne de Louis XIV, cet éloge de la modération en politique reste cruellement d’actualité. Les passions, les tumultes, les fureurs de la vie politique comme l’exercice solitaire, narcissique ou capricieuse du pouvoir sont rarement les conditions les plus favorables au bon gouvernement et à une certaine sérénité démocratique. À cet égard, le spectacle que nous offrent les vies politiques américaine ou française (sans s’y limiter) devraient nous obliger à nous replonger dans l’œuvre de Montesquieu loin du bruit et de la fureur.

« Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir »

Pour Montesquieu, la liberté politique et une certaine forme de bonheur démocratique naissent de la modération qui s’exerce à travers la séparation des pouvoirs, l’équilibre de la loi reflétant l’« esprit général d’une nation » (« Plusieurs choses gouvernent les hommes, le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières, d’où il se forme un esprit général qui en résulte » Livre XIX, chapitre IV), les limites apportés au pouvoir ("Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Livre XI, chapitre 4)), notamment par l’importance des corps intermédiaires, et la méfiance à l’encontre de la tyrannie d’opinion (« Sous le règne de Philippe le Long, les Juifs furent chassés de France, accusés d'avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique » (Livre XII, Chapitre V)).

Un fin observateur des mœurs de la Cité

Au-delà des réflexions politiques, Montesquieu est également le grand initiateur des sciences sociales, comme le rappelle Benjamin Hoffman dans sa présentation : « En incarnant un effort monumental pour établir des vérités pérennes sur les institutions adoptées à travers le monde, découvrir l’origine des lois et mesurer leurs effets sur les hommes, L’Esprit des lois est une œuvre exemplaire de cet héritage que les Lumières ont légué à notre époque ; il s’agit même du socle sur lequel les successeurs de Montesquieu ont bâti l’édifice des sciences humaines et sociales tel qu’il existe aujourd’hui. »

Il serait vain et inutile de résumer l’œuvre de Montesquieu tant elle est prolixe et profonde. Par exemple, en matière d’inégalités sociales : « Lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d'économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce : on voit tout à coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne s'étaient pas encore fait sentir. Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes; que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé par un autre ; que toutes les lois le favorisent; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres; et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu'il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir. » (Livre V, chapitre VI).

Trop de politique tue la politique

De même, il est cruellement juste sur les courtisans : « L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans l'orgueil, le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l'espérance de ses faiblesses, et plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous les temps. » (Livre III, chapitre V).

En définitive, la force de Montesquieu réside également dans ce réalisme tout machiavélien à l’égard du pouvoir. Aucune révérence, aucune déférence. Il s’en méfie. Il s’en défie. Face à la folie du pouvoir, qui corrompt tout, Montesquieu met en garde les gouvernants en leur rappelant qu’accroître leur pouvoir ne conduit qu’à le fragiliser.

 

[1]      Sortie le 7 novembre 2024

 

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

 

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