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Le citoyen, la boîte à livres et les bibliothèques

Le citoyen, la boîte à livres et les bibliothèques

Comment les citoyens peuvent-ils comprendre que la même commune héberge une boîte à livres accessible en permanence et qu’ils ne peuvent même pas rendre les livres de la bibliothèque en dehors des horaires d’ouverture ?

Insensiblement les boîtes à livre (ou boîtes à lire) s’installent et se développent dans le paysage.

L'entreprise sociale et solidaire Recyclivre qui propose de fournir le fonds initial des boîtes qui se créent, a lancé un annuaire collaboratif depuis l’été 2016. Tous les jours, elle reçoit plusieurs nouvelles références et le total de 2000 sera bientôt franchi et nombreuses sont celles qui ne sont pas recensées. L’étude du fichier accessible en ligne montre une diffusion sur tout le territoire national. Aucun département n’est absent de la liste et les grandes villes sont présentes autant que des petites communes en Centre Bretagne, dans les vallées vosgiennes ou dans le Poitou. Le mouvement ne concerne pas seulement la France et on en trouve aussi en Belgique par exemple.

Elles sont souvent issues d’initiatives locales trouvant leur support d’expression dans une association ou dans des comités de quartier. Par exemple à Rouen, la première boîte à livres a vu le jour en 2008 à l’initiative d’un conseil de quartier qui a souhaité consacré une partie de son budget à ce projet. Depuis lors, elles ont essaimé et les habitants de tous les quartiers ont désormais le choix entre 30 boîtes qui relèvent non pas de la « direction de la culture » mais de la « direction de la démocratie participative et des politiques de proximité ». La promotion de la lecture ne relève de la culture que si elle est encadrée par des professionnels du secteur et non des professionnels de la participation…

Pourtant Claire Pollet qui présentait cette initiative lors de la journée consacrée par la Bibliothèque Départementale de l’Essonne à la thématique des bibliothèques éphémères et des boîtes à lire, relatait deux observations parlantes du point de vue de la promotion de la lecture. Une mère de milieu populaire avec quatre jeunes enfants passe devant une de ces boîtes dont ils comprennent qu’elle contient des livres. Ils demandent à leur mère de s’arrêter et trouvent des albums et magazines pour la jeunesse. La mère finit par accepter de s’arrêter et les enfants s’installent par terre et se plongent dans leurs lectures. Indéniablement, ce dispositif aura permis à ces enfants d’inscrire la lecture dans les pratiques à la fois personnelles et familiales. C’est une condition pour une familiarisation avec la lecture.

Une autre boîte est située non loin d’un restaurant pour les sans-abris. Le CCAS a su qu’elle était très appréciée de ce public qui n’ose pas toujours entrer dans les bibliothèques et qui ne peuvent pas prendre soin des livres. Là encore, aussi minimal soit-il, ce point d’accès au livre permet la lecture d’une catégorie de la population.

Parfois, l’initiative est plus directement politique. C’est le cas de la Région Ile-de-France pour laquelle la liste victorieuse avait affiché dans son programme électoral la mise en place de boîtes à livres dans les gares. Une phase d’expérimentation sur 15 sites est sur le point de démarrer mais, à assez brève échéance, il serait question d’équiper 300 gares d’un tel outil. Elle a confié au cabinet ABCD la mise en œuvre de l'expérimentation. C’est en effet nécessaire de réfléchir car il s’agit d’une opération d’institutionnalisation d’une initiative qui se construit d’habitude à distance, à côté ou contre les institutions. L’appropriation personnelle de l’outil est nécessaire à son fonctionnement. Il faut que les citoyens (et clients de la SNCF pour la plupart) s’emparent des livres proposés et alimentent la boîte avec leurs propres documents. Une  récupération politique trop marquée, un logo de la Région trop voyant pourraient entraver ce mouvement qui conduit des livres à leur identité personnelle.

Un désir de lecture à redéfinir

C’est que les boîtes sont portées par un désir de redéfinition de la lecture et de sa prise en charge institutionnelle. Pas d’engagement, pas de carte d’inscription, emprunt avec (ou sans) retour, ouverture 24h/24h, la conception même du dispositif confère au lecteur une très large autonomie dans son accès. Et son succès réside dans son adéquation à la revendication d'autonomie personnelle qui caractérise notre société.  Bien sûr l’offre de livres n’est pas très large mais elle témoigne d’un souci d’individus de donner à lire (même s’il s’agit pour certains d’entre eux de se débarrasser de titres qu’ils n’ont pas aimés). Le livre est le support d’un lien curieusement anonyme mais personnalisé et souvent inscrit dans un territoire de proximité.

Les bibliothèques sont chahutées par cette liberté. Comment les citoyens peuvent-ils comprendre que la même commune héberge une boîte à livres accessible en permanence et qu’ils ne peuvent même pas rendre les livres de la bibliothèque en dehors des horaires d’ouverture ? La soumission à des règles de prêts et à un règlement tire la bibliothèque du côté de l’institution plutôt que de la liberté de la personne. C’est cette tension centrale qui tient à distance les bibliothèques des boîtes à livres. D’ailleurs, les professionnels ne s’intéressent pas en masse à ce phénomène et ne cherchent pas forcément à se mêler de ce que certains pensent (à tort) comme une concurrence.

Transgression des clivages

On peut toutefois penser que la situation est en train de changer. Après tout, la promotion (et la défense) de la lecture d’imprimés vaut bien de mettre en suspens des clivages quasi corporatistes. De façon plus large, la prise en compte des publics (y compris potentiels) dans la définition des services des bibliothèques devient une évidence et il est désormais possible d’entendre leurs revendications d’autonomie. La perception poussiéreuse des bibliothèques qui découle de son ancrage institutionnel est en train de progresser y compris chez les professionnels qui ont à cœur de penser en termes de projets, à distance d’une vision routinière du travail. Ils entendent obtenir par ce biais une reconnaissance et une légitimation de leur action qui ne découle plus automatiquement de l’institution.

Et enfin, et surtout, les professionnels constatent, à juste raison car les enquêtes le confirment, que leur existence n’est pas remise en cause par le développement du numérique. Les collections perdent de leur attractivité mais l’espace public de la bibliothèque est plébiscité par la population et il n’y a pas de raison de penser que cela change. La population plébiscite la possibilité de trouver un lieu dans lequel ils se rendent librement et où ils croisent d'autres individus partageant cette liberté.

Autrement dit, les bibliothèques ont ce que les boîtes ne peuvent pas offrir à savoir un espace public accessible librement et gratuitement. De quoi créer les conditions d’un accueil favorable de ces initiatives. Reste que leur intervention doit se faire de façon discrète et sans entraver l’autonomie qui est au cœur du succès des boîtes à livres.

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